TAFTA: Les réglementations verrouillées

Une nouvelle fuite de proposition de texte portant sur les négociations commerciales transatlantiques (TAFTA ou TTIP) montre que la Commission Européenne continue ses efforts pour limiter les réglementations visant à protéger l'intérêt général – y compris potentiellement celles émanant des autorités régionales.

 

De Kenneth Haar (CEO) et Max Bank (LobbyControl)

Depuis décembre 2013, des ONGs, mouvements sociaux, hommes et femmes politiques ont sévèrement critiqué la proposition de la Commission Européenne (CE) sur le volet “coopération réglementaire' 1 du Partenariat Transatlantique de Commerce et d'Investissement (PTCI, connu sous l'acronyme TAFTA). D'après eux, la propostion fuitée à cette époque indiquait que la Commission souhaitait ouvrir grand la porte à une influence massive des multinationales sur les lois futures. En décembre 2014, un nouveau document fuité montre que celle-ci maintient son cap – rien ne suggère qu'elle prend en compte les inquiétudes de la société civile 2. Dans cette nouvelle version, la CE va encore plus loin. Elle limite les options poitiques des municipalités et des autorités locales. Même si cette idée est sous le feu des critiques et ne sera peut-être pas dans la position définitive de la Commission, c'est un signe montrant que la coopération réglementaire pourrait non seulement couvrir un grand nombre de sujets, mais également être un danger direct pour la démocratie.

L'objectif de la coopération réglementaire

Le terme « coopération réglementaire » décrit le processus d'aligement des réglementations existantes des deux côtés de l'Atlantique. Son objectif est d'assurer que les biens produits d'un côté de l'Atlantique puissent être exportés de l'autre, sans se préoccuper d'obligations particulières à l'un des deux marchés. En pratique, cela pourrait avoir un impact sur toutes les règles, des aliments aux produits chimiques. La proposition est en effet hautement stratégique. Elle permettrait de résoudre les problèmes posés par les aspects les plus controversés du TAFTA après que le traité ait été finalisé. L'attention du public aura alors diminué. La proposition donnerait de nombreuses opportunités aux grandes entreprises pour contribuer aux nouvelles règles. La Commission continue néanmoins à affirmer que ses propositions sur la coopération réglementaire dans le TAFTA ne sont rien de plus que l'établissement d'un dialogue rationnel. Elles viseraient notamment à éviter la duplication des lois des deux côtés de l'Atlantique. Elles ne réduiraient pas la capacité des autorités de régulation à poursuivre leurs objectifs d'intérêt général. La Commission a également insisté de manière répétée sur le fait que ses propositions n'allaient pas donner de traitement particulier aux groupes d'intérêts liés au millieu des affaires.

Néanmoins, ce discours n'a pas dissipé les inquiétudes. En effet, il y a toujours eu un fossé entre les documents de la Commission destinés au public et les textes de négociation obtenus par fuites. Les fuites les plus récentes portant sur les propositions de décembre 2014 et janvier 2015 n'ont pas seulement confirmé la validité des critiques sur un certain nombre de points, elles montrent que la position de négociation est encore pire que ce que les organisations et les personnes critiques imaginaient. Comme le document actuel (janvier 2015) est un texte juridique, alors que le précédent n'était qu'un document indicatif (« position paper »), les négociateurs européens semblent avoir consolidé leur position sur ce sujet.

La coopération réglementaire, un projet des multinationales

La coopération réglementaire est chère aux lobbies des grandes entreprises , des deux côtés de l'Atlantique. Fin 2012, BusinessEurope et la Chambre de Commerce des États-Unis se sont réunis à plusieurs reprises avec la Commission pour faire entendre leurs propositions. Pour eux, la coopération est une mise à plat des différences législatives sur le long terme – que ce soit en termes de normes alimentaires, d'autorisations de produits chimiques, ou de règles sur les méthodes de production, pour n'en citer que quelques-exemples.

Cette mise à plat passe par une série de procédures, dont la coopération entre “régulateurs”. Elle est présentée comme une solution aux désaccords sur l'harmonisation ou la reconnaissance mutuelle des standards qui paraissent difficiles à résoudre sur le court terme. Par conséquent, puisque les négociateurs ne pouront probablement pas obtenir un accord sur des règles communes pendant le cours des négociations commerciales, particulièrement sur des sujets tels que les normes alimentaires, les produits chimiques et la réglementation financière, la coopération réglementaire peut fournir un espace où les groupes d'intérêts des entreprises et les régulateurs pourront obtenir les résultats qui leur conviennent après que le TAFTA soit finalisé, sur le long terme et loing du regard du public.

La coopération réglementaire fonctionne à deux niveaux : au niveau sectoriel (par exemple sur l' autorisation des produits chimiques), et aux niveaux des règles horizontales qui s'appliquent à tous les domaines. Les deux lobbies industriels et financiers cités ci-dessus (BusinessEurope et la Chambre Américaine de Commerce) ont été particulièrement actifs dans la formulation des règles horizontales, celles traitées dans les deux documents fuités en notre possession. Ces propositions ont une portée très large, elles s'appliquent à la fois aux lois et aux réglementations.

Durant leurs réunions de 2012, les deux lobbies ont présenté à la Commission une série de propositions. Celles-ci devaient leur permettre – selon leurs propres mots – de “co-écrire les réglementations”. Cela en tête, il n'est pas surprenant que les fortes ressemblances entre les propositions de la Commission et celles des lobbyistes aient déclenché une telle réaction négative contre les importants privilèges offerts aux grandes entreprises.

Les soi-disant 'parties prenantes' de la coopération réglementaire

Ces privilèges ne signifient pas que d'autres groupes ne seront pas impliqués dans la coopération réglementaire. Lorsque la Commission parle de la participation des « groupes d'intérêt » dans les affaires réglementaires, elle utilise le terme neutre de “parties prenantes”. Cela se réfère bien entendu à toutes sortes de parties prenantes, dont les syndicats et les associations de protection de l'environnement. Néanmoins, comme une majorité écrasante des lobbyistes de Bruxelles représente les grandes entreprises, il est clair qu' «  impliquer les parties prenantes » signifie ouvrir une porte de plus aux représentants des millieux d'affaire, afin qu'ils puissent influencer les politiques. Les expériences passées d'implication des “parties prenantes” dans la “coopération réglementaire” entre l'UE et les EU ont montré que ces procédures sont facilement ouvertes aux grandes entreprises et souvent fermées aux autres groupes d'intérets. Enfin, dernier élément mais non le moindre: l'horizon de la coopération réglementaire est avant toute chose celui de la promotion du commerce – et non celui de la protection des droits des consommateurs, de la promotion de la santé publique, ou de tout autre objectif de politique publique.

La Commission Européenne reste sur ses positions

Avec la coopération réglementaire, les entreprises auront une série d'outils à leur disposition pour influencer les nouvelles lois, les nouvelles réglementations, et même celles déjà appliquées. Lorsque le nouveau document (janvier 2015) est lu en adoptant cette perspective, auncun changement positif est en vue. Bien au contraire. Dans la proposition fuitée, quatre sujets sont particulièrement épineux :

1. Alerte précoce- Lobbying précoce

Selon la dernière proposition fuitée de la Commission, de janvier 2015, dès que de nouvelles réglementations seront planifiées les entreprises devront être informées à travers un rapport annuel, et devront être impliquées. Cela s'appelle désormais l' “information précoce sur les actes futurs” (« early information »), jusqu'à récemment nommé “alerte précoce” (« early warning »). Dès la phase de préparation d'une régulation, “la Partie régulatrice” doit donner aux lobbies d'affaire qui ont un intérêt dans la loi ou la réglementation une opportunité pour “fournir des contributions”. Ces contributions “doivent être prises en compte” lors de la finalisation de la proposition (Article 6). Cela signifie que les entreprises, très tôt dans le processus législatif, pourront essayer de bloquer des règles écrites pour empêcher, par exemple, les industries agroalimentaires de mettre sur le marché des aliments contenant des substances toxiques, pourront bloquer les lois qui tenteraient d'empêcher, par exemple, les entreprises dans le secteur de l'énergie de détruire le climat, ou bloquer les réglementations qui tenteraient de combattre la pollution ou de protéger les consommateurs.

2. Etudes d'impact - pas de règles préjudiciable aux affaires

Les nouvelles réglementations devront passer par une “étude d'impact”, qui contiendra trois questions (article 7 - les versions précédentes des propositions contenaient sept questions :

- Quel est la relation entre la proposition législative et les instruments internationaux ?

- Comment les règles futures ou existantes de l'autre Partie sont-elles été prises en compte ?

- Quel impact aura la nouvelle règle sur le commerce et l'investissement ?

Ces questions sont principalement orientées vers les intérêts des entreprises, pas ceux des citoyens. Grâce à la procédure d' “information précoce”, les entreprises pourront faire en sorte que leurs préoccupations soient prises en compte dans le rapport de l'étude d'impact. En cas de direction contradictoire à leurs intérets, le rapport devra citer l'impact nuisible sur le commerce transatlantique.

3. Echanges réglementaires -un dialogue pour aider les multinationales à obtenir ce qu'elles veulent

Le modèle présenté par les négociateurs de l'UE donne beaucoup d'outils aux grandes entreprises pour se plaindre d'un “acte envisagé ou planifié” et de réglementations en cours de révision (articles 9 et 10). En particulier, un “échange réglementaire” devra avoir lieu si une des Parties est mécontente des effets d'une règle sur ses intérêts commerciaux. Un dialogue devra avoir lieu, et la Partie dont les règles sont attaquées devra co-opérer, et devra être prête à répondre à toute question posée.

Dans la proposition précédente, de 2013, il était noté qu'au cas où un Etat Membre de l'UE soit sur le point de décider de nouvelles règles qui pourraient affecter le commerce, un dialogue devrait avoir lieu afin de “résoudre efficacement les problèmes”. Dans la nouvelle proposition, le modus vivendi dans de tels scénarios n'est pas spécifié.

4. L'Organe de Coopération Réglementaire - les régulateurs au volant

Les “régulateurs” (non élus) obtiendront un rôle clé. Selon la position de décembre 2013, du point de vue Européen ce rôle renviendra à la Commission Européenne. Du côté américain, il reviendra aux représentants du Bureau d'Information sur les Affaires Réglementaires (OIRA). Étant donné la coopération déjà proche et bien établie entre les lobbies et les agences réglementaires dans l'UE et aux Etats Unis, ce nouveau pouvoir donné aux agences renforcera l'influence des multinationales sur les politiques publiques.

L' « Organe de coopération réglementaire » (OCR) créé par le TAFTA – appellé « Conseil de coopération réglementaire » dans des versions antérieures – aura la responsabilité générale de la coopération réglementaire. Une de ses obligations sera de “porter une considération particulière” aux propositions des entreprises sur les réglementations futures et existantes (article 13).

La coopération réglementaire ne portera pas seulement sur les nouvelles réglementations mais également sur les réglementations existantes. Par conséquent, avancer vers la “convergence réglementaire” est un très gros projet. Il sera de la responsabilité de l'OCR de s'assurer que le processus de convergence des réglementations des États-Unis et de l'UE avance. Il devra s'en assurer que ce soit en faisant en sorte que les règles sur l'harmonisation ou la “reconnaissance mutuelle” soit considérées et adoptées, ou en lancant des propositions pour résoudre les différences dans certains secteurs. Pour ce faire, il pourra se servir des “groupes de travail sectoriels” . Ceux-ci ont été très rapidement identifiés par la Commission comme un type de groupes où les entreprises pourront avoir un “accès priviligié”. Une autre option pour les entreprises sera de simplement développer leurs propres propositions – des propositions que l'OCR devra ensuite prendre sérieusement en considération (article 15).

L'OCR est fait pour devenir une institution puissante, même si elle ne pourra pas adopter d'actes législatifs en soi. La proposition de l'UE n'est pas claire sur la division des compétences entre les organes élus – qu'ils soient parlementaires ou gouvernementaux – et l'OCR. Elle ne mentionne qu'un “Organe Ministèriel Commun” auquel l' “Organe de Coopération Réglementaire” devrait répondre.

Peu de limites en vue

Les propositions de la Commission sont clairement très ambitieuse. La « coopération réglementaire » aura des dents et devrait couvir de larges parties de l'élaboration des politiques. Si cela ne tenait qu'aux négociateurs de l'UE, la coopération régementaire couvrirait même les municipalités et les autorités régionales. Dans la proposition de décembre 2014, la Commission suggèrait que “les Parties d[evraient] tenter de s'assurer que les institutions aux échelons infra-étatiques de l'UE et des états fédérés américains respectent ce chapitre.” Cela aurait inclus les municipalités et les autorités régionales et aurait considérablement élargi le champ de la coopération réglementaire. Cela aurait pu avoir un impact sur l'urbanisme, les marchés publics, les ressources naturelles et les politiques environnementales.

Jusqu'à présent il semble néanmoins que les Etats Membres aient refusé cette proposition, et qu'elle soit – pour le moment – mise à l'écart.

La coopération réglementaire est une menace pour la démocratie

En résumé, la coopération réglementaire mérite toute l'attention qu'elle peut avoir des ONGs, des mouvements sociaux, et surtout des législateurs à travers l'Europe. Ces derniers vont voir leurs propres pouvoirs limités, de facto, par la coopération réglementaire. Les documents connus du public jusqu'à présent montrent que les négociateurs tentent de modifier les processus de prises de décision pour augmenter le commerce et les investissements, avec peu de considération pour les conséquences sur nos institutions démocratiques. Ils mettent en avant des procédures complexes qui conviennent aux intérêts des entreprises. À la vue des documents obtenus par fuites, l'argument exposé dans la fiche d'information de la Commission, selon laquelle le “droit de réglementer dans l'intérêt général” est protégé, ne tient pas la route. Les documents montrent que l'étendue de la coopération réglementaire dans le TAFTA pourrait mettre en danger jusqu'au droit à réguler des municipalités et des régions.

  • 1. Pour plus d'informations sur la coopération réglementaire, vous pouvez consulter notre note explicative.
  • 2. En plus du document de Janvier obtenu par fuites, un autre document de Décembre a été reçu. Les deux documents sont pratiquement identiques, sauf sur la question des autorités régionales.

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