Chroniques de Lobbycratie - Septembre 2012
« Plus vite, plus haut, plus fort »
Devise officielle des Jeux Olympiques
On l'entend tous les jours, c'est la crise en Europe, et, parce que l'UE n'est pas (encore?) une démocratie, les décisions sont prises sans réelle possibilité pour les citoyens de les contester en renvoyant leurs dirigeants à coups de bulletin de vote : on ne peut guère changer qu'un dirigeant sur 27 à la fois au Conseil (les états), et le Parlement européen n'a guère son mot à dire sur la crise de l'euro par exemple. Mais certains pensent qu'une des raisons de la crise est, précisément, que l'Europe est déjà trop démocratique : la démocratie, c'est lent et imprévisible, donc mauvais pour les affaires. Les propositions émises par la puissante Table Ronde Européenne des Industriels (ERT), rassemblant les PDG de dizaines de multinationales, consisteraient à faire en sorte que les intérêts du monde des affaires prennent le pas sur toute autre considération à l'avenir et que « la création immédiate de croissance économique soit la première priorité de toutes les politiques publiques ». Un document de janvier 2012 (1) propose ainsi, entre autres, de réviser la législation européenne selon les critères suivants :
législation existante : repérer les éléments légaux « qui grèvent la croissance et pourraient être supprimés sans conséquence sur les protections fondamentales ».
lois en cours d'adoption : « moratoire sur toutes les réglementations concernant les affaires, y compris les mesures d'application des règles existantes tant au niveau de l'UE que des États qui n'ont pas d'effet positif prouvé sur la croissance économique ».
législation future : création d'un mécanisme ou d'un organisme indépendant « pour garantir que toutes les dispositions relatives au monde des affaires soient évaluées sur la base de leur effet escompté sur la croissance économique et, ce qui est crucial, sur leur coût initial pour les entreprises ».
La croissance ou la mort ! Avec un tel dispositif, on peut bien voter dans toutes les directions que l'on veut, le résultat est garanti. Si l'ERT n'était qu'un groupuscule de fondamentalistes du marché cela ne prêterait pas à conséquence, mais il faut savoir que les propositions de cette organisation ont déjà eu un impact décisif sur la création de l'euro ou les actuelles discussions sur la réforme de la gouvernance économique de l'UE (Semestre européen et TSCG (2), qui donnent déjà des pouvoirs d'intervention très étendus à la Commission européenne en matière économique), et que l'on entend ici et là des hommes politiques de premier plan reprendre ce type de proposition, comme par exemple Mario Monti, le chef du gouvernement italien. La vigilance s'impose donc ! (3)
Le 24 juillet dernier, à la suite d'une plainte déposée par Corporate Europe Observatory (CEO), le Médiateur Européen a ouvert une enquête concernant l'appartenance de Mario Draghi, l'actuel Président de la Banque Centrale Européenne (BCE), à un lobby du secteur financier, le « Groupe des Trente ».(4) Selon ses propres termes, ce groupe, qui rassemble quelques-unes des personnalités les plus influentes du monde bancaire international (public et privé), « influe sur la structure actuelle et future du système financier international en émettant des recommandations pratiques à destination des décideurs publics et privés ». L'indépendance de la BCE, inscrite dans ses statuts (5), a pourtant été depuis son origine un principe fondamental qui reste invoqué toutes les fois que l'on évoque une possible intervention de la banque pour aider les États englués dans la crise de l'euro ; mais, apparemment, que le Président de la BCE lui-même (ainsi que son prédécesseur Jean-Claude Trichet) appartienne à un organisme ayant défendu par le passé des positions servant les intérêts des banques privées n'a choqué personne jusqu'à présent. L'affaire a eu un certain retentissement médiatique fin juillet et la défense de l'administration de la BCE, qui argue tour à tour que M. Draghi a le droit – et même le devoir ! – de rencontrer tout le monde, qu'il appartient au Groupe des Trente en sa « capacité personnelle » ou que ce lobby n'en est en fait pas un, n'est guère convaincante. Quelle sera la décision du Médiateur, et quand surviendra-t-elle ? Quelle qu'elle soit, le simple fait que M. Draghi ait pu devenir Président de la BCE tout en restant membre de cette organisation en dit long sur le poids des intérêts privés à Bruxelles. Un exemple ? Notre récente enquête sur la composition des groupes d'experts de la DG Entreprise, qui conseillent cette administration de la Commission européenne sur des questions comme les « besoins sociétaux » ou la « transition vers une économie sobre en carbone », montre que les deux tiers de ces conseillers représentent les multinationales.(6)
L'excessive proximité entre dirigeants publics et intérêts privés n'est certes pas une nouveauté dans la capitale de l'Europe, mais elle est d'autant plus grave que les enjeux sont importants. Par exemple, les discussions actuelles sur le financement de la recherche dans l'Union européenne (on parle d'un budget de plus de 80 milliards d'euros sur 7 ans), joueront un rôle important pour déterminer quels projets de recherche seront soutenus, et donc, aussi, quel sera notre avenir. Technologies open source pour le plus grand nombre ou monopoles protégés à coups de brevets ? Principe de précaution ou utilisation des 500 millions de citoyens européens comme cobayes ? L'industrie est déjà parvenue à s'assurer le contrôle de 20 milliards pour des projets qu'elle choisira elle-même (7), et notre enquête sur l'actuelle bataille de lobbying autour du financement des projets de recherche en agriculture montre que les partisans de la « bioéconomie », une vision consistant à transformer la nature en ressources exploitables par l'industrie, sont au moins quatre fois plus nombreux que les environnementalistes, les consommateurs ou les autorités publiques locales représentées à Bruxelles... (8)
De telles recherches seraient plus faciles à mener si la Commission prenait la transparence du lobbying plus au sérieux, que l'on sache au moins qui fait pression sur quel sujet en quelques clics (comme le système US le permet) plutôt qu'en passant des semaines entières à reconstituer le puzzle ; mais on est loin du compte. Le rapport « Dodgy data » de l'alliance ALTER-EU (dont fait partie CEO), publié en juin dernier,montre que non seulement il manque encore des centaines d'organisations et d'entreprises dans le registre de transparence du lobbying établi par la Commission, notamment la quasi-totalité des cabinets d'avocats, mais que les données dudit registre, fournies par les lobbyistes eux-mêmes, sont floues, périmées, et ne sont ni fiables ni comparables entre elles. Du coup, il n'est toujours pas possible de savoir si, par exemple, la toute récente « initiative citoyenne européenne » (9) réclamant l’abrogation du paquet énergie et climat de 2009 de l'UE – qui fixe pour objectif une réduction de 20% des émissions de CO2 pour 2020 – est une opération de relations publiques téléguidée par l'industrie ou non (10). L'on sait pourtant que l'industrie pétrolière, par exemple, a financé les activités des climato-sceptiques pendant de nombreuses années aux Etats-Unis. Affaire à suivre !
2« Contre le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance », J. Gleizes, Reporterre, 1er septembre 2012
3« The Roundtable goes for full conquest », Corporate Europe Observatory, 13 juillet 2012, traduction FR Musée de l'Europe et de l'Afrique « La Table ronde des industriels européens met les bouchées doubles pour soumettre la société à l'industrie ».
5Article 130 du TFUE: « Ni la BCE, ni les banques centrales nationales (BCN), ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes de l’Union européenne (UE), des gouvernements des États membres de l’Union européenne ou de tout autre organisme. »
6« DG Enterprise must kick corporate lobbyists out of expert groups », Corporate Europe Observatory, 12 juillet 2012
7« EU Research funds: a €20 billion gift to industry! », Corporate Europe Observatory, 13 juillet 2012
8« L’agrobusiness essaye de s’emparer du PAC-tole de la recherche européenne ! », Corporate Europe Observatory, traduction FR Les Amis de la Terre France, 9 juillet 2012