Chroniques de Lobbycratie - Mai 2012

À compter du premier mai 2012, Corporate Europe Observatory publiera tous les deux mois une chronique dans Kaïros, revue bruxelloise nouvellement créée, pour proposer en langue française un aperçu des principales activités et publications de l'association. En voici la première édition.

Réforme des marchés financiers, réforme des traités de l'UE, accords commerciaux internationaux, politiques énergétiques et climatiques, agriculture et biotechnologies, alimentation... Autant de politiques européennes susceptibles de constituer des cibles pour le lobbying des entreprises, autant de sujets où les arguments commerciaux avancent sous le couvert d'arguments techniques dont il est difficile de mesurer la portée politique. Comprendre les enjeux généraux derrière les arguments particuliers, les stratégies commerciales derrière les slogans de bon sens : étudier le lobbying des entreprises et publier des textes sur cette question nécessite une traduction et un suivi des politiques ainsi que des enjeux commerciaux sous-jacents en termes accessibles à tous. Un travail que bien souvent la presse et les médias n'ont plus le temps, ni parfois la volonté, de faire.

Nous avions commencé en 1997 avec le livre Europe Inc., qui racontait dans quelle mesure les structures actuelles de l'UE sont le fruit de pressions industrielles;1 mais ce travail n'a rien perdu de son actualité avec entre 20 et 30.000 lobbyistes représentant aujourd'hui les seuls intérêts commerciaux à Bruxelles, une force de frappe que les autorités publiques et la société civile organisée (syndicats, associations...) ne parviennent en général pas à contrecarrer efficacement, la disproportion de moyens étant trop importante.

Un travail, aussi, qui dépasse largement les capacités d'une organisation d'une dizaine de personnes. Aussi nous restreignons-nous, à CEO, à un nombre limité de sujets parmi tous ceux possibles. Mais nous menons également des actions de plaidoyer destinées à renforcer la réglementation du lobbying au niveau européen, de façon à accroître sa transparence et son exercice dans un cadre réglementaire à la mesure du problème, susceptible d'éviter notamment les conflits d'intérêts, la capture réglementaire et plus généralement le détournement des règles européennes au profit des seuls intérêts économiques. Nous menons par exemple en ce moment un travail de recensement des cas de “pantouflage” (“revolving doors” en anglais), expression désignant des fonctionnaires européens qui changent d'employeur pour aller faire du lobbying sur les sujets dont ils s'occupaient précédemment, une tactique très utilisée.2

Actualité et importance des enjeux oblige, un thème important de nos publications récentes a été la gestion par l'UE de la crise économique. Présence surprenante de banquiers aux sommets des chefs d’États et de gouvernements,3 traités instituant des politiques d'austérité qui sont autant de désastres démocratiques et économiques mais permettent de ne pas faire payer le coût de la crise aux principaux bénéficiaires des politiques qui ont provoqué celle-ci,4 renforcement de la coordination au niveau européen des politiques économiques nationales mais sur des indicateurs basés uniquement sur des coûts financiers, non de qualité de vie ou de préservation de la nature...5 Autant de réponses à la crise qui reflètent l'influence actuelle des intérêts économiques, et la domination des forces politiques qui leur sont favorables, sur l'appareil décisionnel européen. Quelles réponses apporter à ce qui apparaît comme une remise en cause sans précédent depuis un demi-siècle des droits politiques, économiques et sociaux des européens, ainsi que des politiques dramatiquement de court terme et de courte vue? Quelles analyses faut-il avoir, quelles résistances mener, quelles alternatives proposer face à ces développements? C'est la teneur des discussions que nous espérons avoir pendant la conférence que nous co-organisons les 5 et 6 mai prochains.6

Dans le même temps, nous nous sommes intéressés à un sujet peut-être plus quotidien, mais au carrefour d'enjeux tout aussi importants : l'alimentation. Réglementer celle-ci est le rôle d'une institution européenne basée à Parme, en Italie : l'Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (AESA, plus connue sous son acronyme anglais EFSA). Cette administration s'occupe des aliments mais aussi, ce qui est très stratégique pour l'industrie agro-alimentaire, des diverses substances rentrant en contact avec ceux-ci : pesticides, additifs alimentaires... Nous avons condensé le résultat de 8 mois de recherche dans un rapport publié récemment,7 qui documente les diverses méthodes par lesquelles l'industrie parvient à influencer les décisions de cette administration, en particulier en faisant nommer dans certains panels d'experts des scientifiques qui ont aussi des intérêts économiques dans la filière, ou en promouvant, par le biais de think-tanks comme l'Institut International des Sciences de la Vie (ILSI), l'adoption de certaines méthodologies plutôt que d'autres pour évaluer la toxicité des produits étudiés (y compris les OGM).

Cet intérêt de l'industrie pour les politiques de recherche se retrouve dans les manœuvres actuelles autour du prochain programme-cadre de recherche de l'UE, baptisé Horizon 2020;8 mais nous nous intéressons plus généralement à l'utilisation des experts comme vecteurs des intérêts de l'industrie : la domination par le secteur privé (banques, assurances, fonds de pension...) des groupes d'experts conseillant la Commission pour la réforme des marchés financiers, par exemple, est un exemple particulièrement aigu de ce problème.9 Il faut bien comprendre que trop souvent les institutions européennes (surtout la Commission et le Parlement) n'ont pas les compétences requises en interne pour trancher sur un problème, et que dans ce cadre proposer à ces décideurs des expertises « gratuites » est un moyen privilégié de faire passer certaines priorités plutôt que d'autres dans un texte législatif ou un document de stratégie politique.10 Faut-il voir dans cet état de fait la raison pour laquelle, un an après Fukushima, l'UE considère encore l'énergie nucléaire comme une option à soutenir?11

Dans un registre un peu différent, et peut-être plus positif, il nous arrive aussi d'explorer les alternatives à la gestion commerciale. Cela a par exemple été le cas pour l'eau, sujet auquel nous sommes venus par la critique du lobbying des entreprises du secteur ; nous venons de publier, après deux ans de travail, un livre12 sur la tendance actuelle de retour en gestion publique, à l'échelle mondiale, des services d'eau municipaux, la « remunicipalisation ». Les différentes expériences que nous avons étudiées dans ce livre sont autant de coups de projecteurs sur les possibilités, mais aussi les limites, de nos modes de pensée actuels appliqués à la gestion d'un bien commun parmi les plus précieux d'entre tous. Bonne lecture.

Comments

Tres instructif
Romifoone

Merci d'avoir un blog interessant

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