Chroniques de Lobbycratie - Juillet 2012

Corporate Europe Observatory (CEO) est une association de recherche et de plaidoyer créée en 1997 à Amsterdam, établie à Bruxelles depuis 2009, qui étudie le lobbying des grandes entreprises au niveau européen et l'impact de celui-ci sur les décisions et la législation de l'Union Européenne. Cette chronique, publiée dans la revue bruxelloise Kaïros tous les deux mois et sur notre site 2 semaines plus tard, a pour but de vous donner un aperçu, en langue française, de nos activités.

(texte écrit le 26 mai dernier)

Les 5 et 6 mai derniers, nous avons organisé une conférence à Bruxelles sur le thème de la crise en Europe, « L'UE en crise – analyses, résistances et alternatives à l'Europe des entreprises ». Le prétexte en était le 15ème anniversaire de CEO, mais en réalité nous avons tenté de construire un programme qui permette d'aborder l'essentiel des enjeux :

- les défauts structurels de la zone euro, une union monétaire sans coordination ni harmonisation des politiques budgétaires et fiscales qui a causé une divergence croissante entre les économies de la zone, et notamment un creusement des déficits de la balance commerciale des pays du sud avec ceux du nord. Ces derniers ont été équilibrés par des emprunts bancaires... des pays du sud de l'Europe aux banques des pays du nord ;
- l'imposition par l'UE (Allemagne et France en particulier) de politiques d'austérité qui approfondissent la crise au lieu de l'endiguer, et utilisent des mécanismes technocratiques (le « six-pack ») de coordination des politiques budgétaires nationales qui confèrent à des décideurs non élus (notamment la Commission) des pouvoirs très étendus d'intervention dans presque tous les domaines de la vie économique ;
- les privatisations imposées aux pays bénéficiant d' « aides » de la Troïka (composée de la Commission Européenne, de la Banque Centrale Européenne et du Fond Monétaire International), y compris des services publics essentiels tels que les services d'eau potable municipaux (la compagnie nationale des eaux au Portugal doit être vendue, de même que les services d'eau des villes grecques d'Athènes et Thessalonique) ;
- l'impasse productiviste du modèle actuel de production et de consommation en Europe, qui rend toute perspective de retour à un quelconque « âge d'or » keynésien illusoire – ce qui ne signifie pas qu'il ne faille pas en défendre les plus belles réalisations, à commencer par les droits sociaux et les services publics ;
- l'étendue du pouvoir d'influence des entreprises sur l'UE et particulièrement la Commission : le modèle de gouvernance mis en place par le « Semestre Européen », l'examen préalable au niveau européen des budgets nationaux avant leur vote par les parlements nationaux était déjà préfiguré par un rapport de la table ronde européenne des industriels (ERT) de... 2002.

Tous les exposés de la conférence sont en ligne sur notre site. Ceux de notre collègue Erik sur le pouvoir d'influence des entreprises sur la réponse de l'Union Européenne à la crise, de l'économiste et professeur d'université Trevor Evans sur les déséquilibres créés par la zone euro, de l'économiste portugaise Mariana Mortágua sur la folie des politiques d'austérité imposées à son pays et qui aggravent la récession, accroissant d'autant le poids de la dette et éloignant d'autant la possibilité qu'elle soit un jour remboursée, entre autres, ont marqué les esprits. L'audience, environ 250 personnes, provenait de l'Europe entière, et les retours semblent indiquer qu'elle a apprécié le déroulement des débats autant que nous. Le début d'un réseau pan-européen contre l'austérité ? Difficile à dire, et de toute façon une telle entreprise va bien au-delà des possibilités d'une seule organisation. Dans la série d'essais commandés avant la conférence pour nourrir le débat, il faut citer le (long) article de l'ancien journaliste d'EUObserver à Bruxelles, Leigh Philipps, qui a écrit un impressionnant tour d'horizon de la résistance aux politiques d'austérité dans les différents pays membres de l'Union. Où l'on constate que si l'austérité en Europe est centralisée, la démocratie, au sens d'un débat public contradictoire vivant, ne l'est pas. Pas encore ?

C'est l'enjeu brûlant du moment : peut-on démocratiser l'UE ? Les divergences entre pays du Nord et pays du Sud se creusent à un moment où plus que jamais la confiance mutuelle serait nécessaire pour réussir. Les prochaines élections grecques le 17 juin prochain, de même que le référendum irlandais du 31 mai, et la façon dont leurs résultats seront accueillis par des dirigeants de l'UE qui ont multiplié ces derniers jours les déclarations d'intimidation à l'égard des votants de ces deux pays pour les inciter à voter de façon « responsable », seront sans doute autant d'éléments pour se faire une idée.

En attendant de voir quel sera le dénouement de la crise, nous continuons à étudier les activités politiques de celles qui l'ont déclenché : les banques. Notre nouveau rapport, « Addicted to risk », montre qu'elles n'ont pas changé, continuant de maximiser leurs profits avant toute autre considération. Les nouvelles règles internationales dites de « Bâle III », censées remédier aux excès de titrisation et de prise de risques ayant entraîné la crise des subprimes, sont d'après les avis autorisés insuffisantes pour empêcher la réédition d'une crise du même type, mais les pressions des banques à Bruxelles ont permis de suffisamment influencer le texte d'une directive très importante en cours de discussion au Parlement, sur le ratio de capitaux propres que les établissements de crédit sont tenus de conserver en permanence, pour que les contraintes imposées par ce texte soient en-dessous des normes « Bâle III »! Il semblerait que l'argument « croissance » ait prévalu sur l'argument « stabilité des marchés financiers » auprès de politiques européens inquiets à court terme des effets de la récession... Et les banques se sont engouffrées dans la brèche. Les contribuables n'ont pas fini de payer.

Au chapitre des crises, les changements climatiques et la destruction de la biodiversité continuent, elles aussi. La conférence de Rio+20 approche, et avec elle les discussions autour de l' « économie verte », un concept porté par les grandes entreprises multinationales qui, dans sa forme actuelle, est un raisonnement simple : donner un prix à la nature permettra de cesser qu'elle soit détruite par les marchés. Le problème est que le raisonnement est simpliste : donner un prix à la nature permettra surtout de la privatiser, et de la détruire si sa destruction rapporte plus que sa préservation. Le modèle pour un tel « marché de la biodiversité » existe déjà et l'UE en est un ardent défenseur puisqu'elle l'a créé : les marchés carbone. Une petite dizaine d'années après leur création, ces derniers ont réussi à créer un marché massivement spéculatif de 120 milliards d'euros par an à partir de rien... Sans pour autant avoir permis la moindre réduction d'émissions mesurable.

Ces crises, Ramon Fernandez Duran, compagnon au long cours de CEO décédé le 10 mai 2011, les avaient observées toute sa vie. Il a tenu à laisser un livre avant de partir, que nous avons traduit en anglais, « The Breakdown of global Capitalism, 2000-2030 ». Voici la présentation qu'en fait notre collègue Belen, qui le connaissait bien :

« ce livre n'est pas toujours de tout repos à lire. Il confronte le lecteur à un futur imminent et sombre. Pourtant, Ramon insistait pour qu'on ne considère pas ce livre comme pessimiste. Il voulait nous préparer à un changement immense – rien moins que l'écroulement de la civilisation industrielle. Ce livre étudie l'effondrement du capitalisme mondialisé, en commençant par la crise actuelle, caractérisée par un chaos global, le désastre écologique et les guerres pour les ressources. Le début de la fin des énergies fossiles est le coeur de cette crise. [..]

Ce livre devait faire partie d'un volume plus large auquel Ramon a travaillé les dernières années de sa vie. Il contient la thèse principale d'un travail plus long et plus complexe, inachevé, dont il parlait comme du « livre de sa vie ».

Au cours des dernières années de sa vie, Ramon s'est battu contre le cancer de la même façon qu'il avait vécu : avec courage, amour et détermination. Ce texte incarne pour partie son héritage politique et idéologique, et est un dernier au revoir ».

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