Déconstruire les mythes autour du traité sur la Charte de l’énergie
Les membres du traité sur la charte de l’énergie (TCE) tiennent leur conférence annuelle les 16 et 17 décembre et, à cette occasion, ils font un état des lieux du processus de rénovation de cet accord controversé. Alors que la crainte de voir le TCE saper les politiques favorables à la lutte contre le réchauffement climatique grandit, le monde économique qui profite de cet accord, le secrétariat du TCE et d’autres font de la propagande à son sujet : on ne compte plus les contre-vérités selon lesquelles le TCE favoriserait les investissements propres ou encore combien sa « modernisation » pourrait corriger ses défauts. Il est temps d’abandonner de déconstruire les mythes sur le TCE et montrer combien il incarne le monde des énergies sales et des abus des entreprises.
Lisez le rapport complet en français (et anglais).
Les gouvernements doivent prendre des mesures urgentes pour lutter contre le réchauffement climatique. Ils doivent avant tout s’éloigner du charbon, du pétrole et du gaz pour se tourner vers un avenir fondé sur les énergies renouvelables. Une grande partie des réserves mondiales d’énergies fossiles doit rester dans le sol si nous voulons éviter un changement climatique incontrôlé.
Les gouvernements qui éliminent progressivement le charbon, mettent fin à la production de gaz ou arrêtent la construction de nouveaux oléoducs, notamment avec l’objectif de laisser les énergies fossiles dans le sol, pourraient pourtant être tenus pour responsables de dommages se chiffrant en milliards d’euros en vertu du traité sur la charte de l’énergie (TCE). Le TCE permet en effet aux investisseurs étrangers du secteur de l’énergie de poursuivre les gouvernements pour des décisions qui pourraient avoir un impact négatif sur leurs profits, y compris les politiques climatiques. La société pétrolière et gazière britannique Rockhopper, par exemple, poursuit l’Italie pour avoir interdit de nouveaux forages pétroliers en mer. La société charbonnière finno-allemande Fortum/Uniper menace de poursuivre les Pays-Bas pour leur décision visant à abandonner progressivement le charbon. Les plaintes se déroulent en dehors des tribunaux existants, dans des tribunaux d’arbitrage obscurs et parallèles au sein desquels siègent trois avocats privés.
Les gouvernements ont déjà été contraints de verser des montants conséquents. Les demandes d’indemnisation en attente du TCE s’élèvent à environ 28 milliards de dollars US. Le chiffre réel pourrait être plus du double, puisque les informations sur les paiements ne sont accessibles au public que dans 25 cas sur 52. Mais 28 milliards de dollars US, c’est déjà une somme faramineuse, équivalente au coût annuel estimé de l’adaptation du continent africain au changement climatique.
L’opposition au TCE s’accroît rapidement. En octobre 2020, le Parlement européen a voté en faveur du fait qu’il soit mis fin à la protection dont disposent les énergies fossiles dans le cadre du TCE. En novembre, 280 parlementaires ont appelé la Commission européenne et les membres de l’UE à « explorer les voies d’un retrait commun ». En décembre, plus de 200 leaders et scientifiques du climat se sont fait l’écho de cette demande, qualifiant le TCE d’« obstacle majeur » à la transition vers une énergie propre. Dans les coulisses du Conseil, des États membres de l’UE comme la France, l’Espagne et le Luxembourg ont également soulevé l’option du retrait si le TCE ne peut se conformer à l’accord de Paris sur le climat. La Belgique a même demandé à la Cour européenne de justice de se prononcer pour savoir si le TCE est conforme au droit communautaire.
Mais de puissants intérêts veulent empêcher les Etats de quitter le TCE, et souhaitent même l’étendre à de nouveaux pays. Et ils sont prêts à tout pour réussir. Laissez-nous vous guider à travers certains des mythes et « faits alternatifs » qu’ils propagent afin que vous puissiez facilement décortiquer ce qu’il en est vraiment du TCE.
Mythe 1 : Le TCE attire des investissements étrangers nécessaires, notamment dans le domaine des énergies propres
Les partisans du TCE affirment que le traité attire les investissements. Ils affirment qu’en permettant aux investisseurs étrangers de poursuivre les États en dehors de leurs tribunaux nationaux « partiaux », le TCE fait d’un État une destination plus sûre et plus attrayante pour les investissements. Selon le secrétaire général du TCE – qui n’est pas seulement un organe administratif, mais aussi une force motrice qui agit pour accroître le soutien au traité – le TCE peut « jouer un rôle clé » en ce qui concerne « l’énorme investissement dans les sources d’énergie durables » requis par l’accord de Paris et les objectifs de développement durable des Nations unies.
La réalité est la suivante : Rien ne prouve clairement que le TCE attire des investissements, et encore moins dans les énergies renouvelables.
Il n’y a pas de preuve évidente que des accords tels que le TCE attirent réellement les investissements. En 2018, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a procédé à un examen des études disponibles sur la question et a conclu que « peu de preuves solides ont été produites aujourd’hui ». Une récente méta-analyse de 74 études a révélé que l’effet des accords d’investissement sur l’augmentation des investissements étrangers « est si faible qu’il peut être considéré comme nul ».
L’existence de traités d’investissement comme le TCE ne fait pas non plus partie des 167 critères que Bloomberg New Energy Finance utilise pour évaluer l’attractivité d’un pays pour les investissements dans les énergies propres. Au contraire, des pays comme le Brésil et l’Inde, qui n’ont jamais ratifié de tels traités ou qui y ont récemment mis fin, figurent parmi les premières destinations des investisseurs dans les énergies renouvelables. Les objectifs en matière d’énergie propre et les incitations fiscales font partie des facteurs qui attirent réellement les investisseurs dans les énergies renouvelables sur ces marchés.
Il n’y a toujours pas de preuves que le TCE a un impact positif sur les flux d’investissement dans un secteur quelconque, y compris le secteur des énergies renouvelables.
Kyla Tienhaara (Université de Queen’s) & Christian Downie (Université nationale australienne)
Mythe 2 : En protégeant les investissements dans les énergies renouvelables, le TCE contribue à la lutte contre le changement climatique
Face à l’opposition grandissante au TCE, son secrétariat, les avocats des entreprises et les lobbyistes des énergies fossiles font œuvre d’une défense fougueuse, arguant que le traité contribue en fait à la lutte contre le changement climatique. Avec 60 % des plaintes déposées par des investisseurs dans les énergies renouvelables pour cause de réduction du soutien aux énergies propres, ils affirment que le TCE oblige les pays à tenir leurs promesses en matière de climat. Pour citer un conseiller du géant russe du pétrole et du gaz Gazprom et ancien membre du personnel du secrétariat du TCE : « [Le] TCE aujourd’hui protège tout d’abord les sources d’énergie renouvelables... de la détérioration unilatérale du climat d’investissement par les pays hôtes ».
La réalité est la suivante : Le TCE protège les investissements existants dans le domaine de l’énergie et la plupart d’entre eux concernent les énergies fossiles. En permettant aux pollueurs de poursuivre les gouvernements pour lutter contre le changement climatique, le TCE compromet les actions nécessaires et urgentes.
Bien que les cas les plus récents observés dans le cadre du TCE concernent les sources d’énergie renouvelables comme le solaire et l’éolien, cela ne fait pas du TCE un outil de lutte contre le changement climatique. C’est le contraire qui est vrai.
Le TCE protège les investissements existants dans le domaine de l’énergie, la plupart d’entre eux dans les énergies fossiles. Même sur la période 2013-2018, lorsque le financement des énergies renouvelables était exceptionnellement élevé, celles-ci ne représentaient que 20 % des investissements couverts par le TCE. En revanche, les investissements dans le charbon, le pétrole et le gaz représentaient 56 % (voir cette analyse d’un ancien membre du personnel du secrétariat du TCE). Cette situation reflète les tendances mondiales : en 2019, 18 % seulement des investissements dans le secteur de l’énergie étaient consacrés aux énergies renouvelables, tandis que les énergies fossiles en représentaient 52 %, soit un montant stupéfiant de 976 milliards de dollars US (la part restante étant consacrée aux réseaux électriques, à l’énergie nucléaire et à l’efficacité énergétique). En outre, les gouvernements soutiennent les énergies fossiles par d’énormes subventions, estimées à 5200 milliards de dollars US par an dans le monde et à 289 milliards de dollars US dans l’UE.
Le TCE constitue une menace sérieuse pour l’objectif de neutralité climatique de l’Europe et, plus largement, pour la mise en œuvre de l’accord de Paris.
Lettre ouverte de plus de 280 parlementaires de toute l’UE
En protégeant le statu quo, le TCE agit comme un « garde du corps pour l’industrie des énergies fossiles », selon certains médias. Pour respecter leurs engagements en matière de climat, les gouvernements devront fermer les mines de charbon et les centrales électriques, cesser les activités pétrolières et gazières, mettre hors service les nouvelles infrastructures de énergies fossiles et réduire les subventions. Mais une fois qu’ils prendront ces mesures au sérieux, les investissements dans les énergies polluantes perdront considérablement de leur valeur. Les investisseurs peuvent alors recourir au TCE et exiger une forte compensation, comme l’a fait Fortum/Uniper avec sa réclamation d’un milliard d’euros contre l’abandon progressif du charbon aux Pays-Bas. Selon les estimations, le coût potentiel de ces demandes pourrait s’élever à un minimum de 1 300 milliards d’euros d’ici 2050. Soit une forte incitation financière envers les gouvernements pour qu’ils ralentissent ou affaiblissent les actions urgentes visant à maintenir les énergies fossiles dans le sol.
Mythe 3 : Le TCE est principalement utilisé par les petites et moyennes entreprises (PME)
Le secrétariat du TCE affirme que « la majorité de tous les litiges en matière d’investissement relevant du traité sont portés par des petites ou moyennes entreprises (environ 60%) ». Selon ses statistiques, 261 PME avaient déposé des plaintes auprès du TCE en octobre 2020, alors que seules 7 avaient été introduites par de grandes entreprises.
La réalité est la suivante : Le TCE est un outil pour les grandes entreprises et ses partisans utilisent des chiffres erronés pour cacher ce fait.
Les statistiques du secrétariat du TCE sont basées sur une définition erronée des PME. Il considère comme des PME les entreprises qui ne figurent ni parmi les 250 plus grandes sociétés énergétiques du monde, ni parmi les 100 plus grandes multinationales non financières. Ainsi, plusieurs grandes entreprises qui ont poursuivi des gouvernements dans le cadre du TCE ont été classées comme des PME, notamment le géant suédois de l’énergie Vattenfall (avec 20 000 employés et un bénéfice annuel de près de 1,5 milliard d’euros). La Commission européenne, quant à elle, définit les PME comme des entreprises comptant moins de 250 employés et réalisant un chiffre d’affaires annuel inférieur à 50 millions d’euros.
En outre, de nombreuses entreprises, que le Secrétariat qualifie de PME, appartiennent probablement à de grandes sociétés et à de riches particuliers. Prenez les sociétés « néerlandaises » Charanne et Isolux Infrastructure : elles ont poursuivi l’Espagne en justice dans le cadre du TCE, mais ne sont que de simples boîtes aux lettres appartenant aux hommes d’affaires espagnols Luis Delso et José Gomis. Les deux hommes faisaient autrefois partie des personnes les plus riches d’Espagne, mais font actuellement l’objet d’une enquête pour corruption présumée. Ces entreprises « boîtes aux lettres » (des entreprises comptant peu ou pas d’employés, créées pour déplacer les bénéfices et éviter de payer des impôts) ont déposé 10 des 11 réclamations portées par des investisseurs « basés aux Pays-Bas » contre l’Espagne en raison de la réduction des subventions aux énergies renouvelables dans le pays.
Quoi que l’on pense du règlement des différends entre investisseurs et États, ce n’est pas un système très utilisé par les véritables petits demandeurs pour obtenir justice.
Le journaliste Luke Eric Peterson qui couvre les litiges portés par des investisseurs dans le cadre de traités comme le TCE
Il existe une autre catégorie d’utilisateurs du TCE dans les statistiques : les holdings et les fonds d’investissement. Ils représentent plus d’un quart des porteurs de litiges dans le cadre du TCE, gèrent souvent d’énormes capitaux et/ou font partie de sociétés géantes. Prenons par exemple le fonds d’investissement RREEF. Il fait partie de DWS, l’un des plus grands gestionnaires d’actifs au monde. RREEF appartient au géant financier allemand Deutsche Bank et gère plus de 700 milliards de dollars d’investissements dans le monde entier. RREEF a également poursuivi l’Espagne pour la baisse des soutiens aux énergies renouvelables dans ce pays (alors qu’il investissait en même temps dans le charbon et le gaz). Dans 85 % des 47 litiges dans le cadre du TCE contre l’Espagne, le demandeur était un investisseur financier tel que RREEF. D’autre part, les 60 000 familles espagnoles, véritables PME et municipalités, qui ont également été gravement touchées par la réduction des subventions aux énergies renouvelables en Espagne, ont été laissées pour compte. Elles n’avaient pas le droit d’intenter des procès dans le cadre du TCE car seuls les investisseurs étrangers ont accès à ce système judiciaire parallèle.
Mythe 4 : Le TCE est le seul moyen de protéger les investisseurs dans le secteur de l’énergie lorsqu’ils se rendent à l’étranger
Selon les partisans du TCE, les investisseurs étrangers ont peu de chances d’obtenir justice lorsqu’ils sont traités injustement par les États hôtes. Parce que tous les pays ne garantissent pas « que l’État de droit est appliqué par les tribunaux nationaux ... de manière impartiale et indépendante », écrit l’EFILA, un groupe de pression représentant les cabinets d’avocats qui perçoivent des millions de dollars en honoraires sur les créances de leurs clients au titre du TCE et de traités similaires. L’arbitrage dans le cadre du TCE garantirait « l’indépendance des investisseurs vis-à-vis d’un éventuel parti pris pro-étatique dans les tribunaux ». (Andrei V. Belyi, ancien membre du personnel du secrétariat du TCE).
La réalité est la suivante : Les investisseurs ont de nombreuses options pour se protéger à l’étranger, mais le TCE est le plus attrayant car il peut leur servir de distributeur de billets.
En réalité, les investisseurs ont déjà accès à des protections juridiques et financières lorsqu’ils se rendent à l’étranger : ils peuvent s’assurer contre les risques politiques comme l’expropriation par le biais d’une assurance privée, de garanties de la Banque mondiale ou d’assurances offertes par les gouvernements des pays d’origine. Ils peuvent également négocier des contrats spécifiques à un projet avec l’État hôte, en déterminant comment et où résoudre les conflits potentiels. Les investisseurs étrangers ont également le droit, comme tout le monde, de demander réparation pour des méfaits présumés devant des tribunaux nationaux ou internationaux.
Par exemple, lorsque l’entreprise suédoise Vattenfall a été mécontente de la sortie de l’Allemagne du nucléaire, elle a poursuivi le gouvernement allemand devant la plus haute juridiction du pays. Le tribunal a estimé que la sortie du nucléaire était constitutionnelle, mais a statué que Vattenfall et d’autres avaient droit à une compensation financière limitée pour certaines actions du gouvernement relatives à cette décision. Malgré cette action judiciaire classique, Vattenfall a maintenu ses réclamations dans le cadre du TCE en exigeant6 milliards d’euros d’indemnités, pariant qu’il s’en sortirait avec une plus grande manne financière.
L’une des raisons pour lesquelles le TCE est beaucoup plus lucratif pour les investisseurs que les tribunaux ordinaires réside dans le fait que ces tribunaux peuvent accorder des dommages et intérêts pour les bénéfices anticipés que les entreprises ne vont pas percevoir. Dans la plupart des tribunaux, les pertes anticipées ne font pas l’objet d’une indemnisation. Une autre raison tient dans la méthode une méthode utilisée pour calculer les paiements d’indemnisation qui sont souvent « grossièrement exagérés » dans les arbitrages d’investissement, comme l’a déclaré l’éminent avocat en investissement George Kahale.
Un exemple instructif de la manne financièrequ’offre le TCE est l’affaire intentée par les actionnaires de l’ancienne compagnie pétrolière Yukos contre la Russie. Alors qu’un tribunal dans le cadre du TCE a ordonné à la Russie de payer une somme faramineuse de 50 milliards de dollars US en compensation, la Cour européenne des droits de l’homme, que les investisseurs ont invoquée dans la même affaire, n’a accordé que 1,9 milliard d’euros de dommages et intérêts, soit moins de 5 % de la somme accordée dans le cadre du TCE.
Mythe n°5 : la modernisation du TCE permettra de remédier à ses défauts
Dans un contexte d’opposition croissante au TCE, un processus de « modernisation » a été lancé en 2018. ceux qui profitent de ce Traité et ses partisans affirment que ces négociations vont rendre les litiges portés par les investisseurs dans le cadre du TCE « beaucoup plus difficiles » (cabinet d’avocats Winston & Strawn) et « donneront aux États la marge de manœuvre nécessaire pour prendre des mesures afin de mettre en œuvre la transition énergétique » (secrétaire d’État au ministère allemand de l’économie et de l’énergie, p. 39). En bref : la modernisation corrigera les défauts du TCE et en fera « le traité d’investissement le plus vert de tous » (blog de Kluwer Arbitration).
La réalité est la suivante : La modernisation ne permettra pas de dompter le TCE néfaste pour le climat. Le processus n’apportera tout au plus que des changements cosmétiques.
Tout porte à croire que la modernisation ne permettra pas de dompter le TCE qui est néfaste pour le climat.
Premièrement, un TCE révisé pourrait ne jamais voir le jour. Toute modification de l’accord requiert l’unanimité. Mais Etats membres du TCE, comme le Japon, ont déclaré sur tous les sujets de négociation qu’ils ne voulaient aucune modification. Un rapport interne de la Commission européenne datant de 2017 a déjà estimé qu’il n’était « pas réaliste » que le TCE soit modifié un jour. Pourtant, pour mettre le TCE en conformité avec l’accord de Paris et contrecarrer le danger que représentent ses dispositions en matière de protection des investissements, une révision complète du traité serait nécessaire.
Il est peu probable que les parties contractantes parviennent à un accord pour aligner le traité sur l’accord de Paris sur le climat.
Masami Nakata, ancien assistant du secrétaire général du TCE, à propos de la modernisation du TCE
Deuxièmement, ce qui est sur la table des négociations ne tient pas la promesse d’un TCE respectueux du climat. Aucun État signataire n’a proposé de supprimer son dangereux mécanisme d’arbitrage en matière d’investissement. Aucun État n’a proposé d’exemption claire pour l’action climatique (« climate carve-out » en langage juridique). Et aucun membre du TCE ne veut exclure rapidement la protection des énergies fossiles d’un éventuel traité modernisé. Une proposition de la Commission européenne d’octobre 2020 protégerait les investissements fossiles existants pendant encore 10 ans et de nombreux projets gaziers le seraient jusqu’en 2040. Cela donnerait aux pollueurs 20 ans de plus pour entraver la transition vers une énergie propre par l’intermédiaire de litiges extrêmement coûteux.
Troisièmement, les jolis mots évoqués sur le « droit de réglementer » des États n’empêchera pas les poursuites contre l’action climatique dans le cadre du TCE. La question clé n’est pas de savoir si les États ont le droit de réglementer. Ils en ont un. Les tribunaux du TCE l’ont confirmé. La question clé est de savoir si les États violent les privilèges des investisseurs du TCE lorsqu’ils réglementent. En d’autres termes : ils peuvent réglementer comme ils le souhaitent, mais, à un moment donné, les États peuvent être condamnés à payer des milliards si un tribunal décide qu’une réglementation est « injuste » pour un investisseur. Réaffirmer le droit de réglementer dans le cadre du TCE, comme le prévoit l’UE, tout en maintenant intacts les privilèges des investisseur, ne mettra pas les politiques publiques à l’abri de poursuites judiciaires coûteuses et potentiellement fructueuses. Cela signifie également que le risque d’un gel réglementaire – les gouvernements évitent les litiges en apaisant les entreprises avec moins de réglementation – demeure, y compris dans le contexte de l’urgence climatique.
Mythe 6 : Les pays du Sud bénéficieraient de l’adhésion au TCE
Depuis 2012, le secrétariat du TCE a déployé de grands efforts pour étendre la portée géographique de l’accord à des pays d’Afrique et du Moyen-Orient, d’Asie et d’Amérique latine. Beaucoup espèrent que l’adhésion au TCE attirera des investissements pour mettre fin à la précarité énergétique de leurs populations qui n’ont souvent pas accès à l’électricité pour des besoins de base comme la cuisine. Cet espoir est activement nourri par le Secrétariat qui a affirmé à plusieurs reprises « le potentiel du traité ... pour attirer les investissements étrangers dans le secteur de l’énergie » et pour « éradiquer la précarité énergétique ». Un document de promotion sur l’Afrique et le TCE le suggère même : « La clé pour débloquer le potentiel d’investissement en Afrique afin de garantir l’accès universel à l’énergie et de surmonter la précarité énergétique est peut-être le Traité sur la Charte de l’énergie ».
La réalité est la suivante : Bien qu’il y ait peu de preuves que le TCE offre des avantages, ses risques sont substantiels, en particulier pour les pays à faible revenu.-*
Pour les pays désireux d’accroître leurs investissements dans le secteur de l’énergie, il est peu probable que l’adhésion au TCE produise des avantages (voir le mythe 1 ci-dessus). De même, rien ne prouve que l’adhésion au TCE réduise la précarité énergétique. Toutefois, ses inconvénients sont évidents et particulièrement graves pour les pays à faible revenu.
Les pays qui rejoignent le TCE risquent de faire l’objet d’une avalanche de poursuites judiciaires coûteuses de la part des investisseurs. À l’échelle mondiale, le TCE est déjà le traité le plus utilisé pour les arbitrages d’investissement et les entreprises des États membres du TCE sont les plus gros utilisateurs du système. 60 % des 1 061 affaires connues entre investisseurs et États dans le monde (633) concernent des entreprises dont l’État d’origine est membre du TCE – la grande majorité d’entre elles étant des États membres de l’UE.
Le TCE privilégie... les intérêts des investisseurs étrangers au détriment des intérêts sociétaux et économiques de l’État d’accueil et des parties prenantes nationales qui n’ont aucun droit dans le cadre du système.
Yamina Saheb, experte en énergie et ancienne employée du secrétariat du TCE
Les entreprises cherchent à être indemnisées non seulement pour les sommes effectivement investies, mais aussi pour les pertes futures anticipées. Les États peuvent donc être contraints de verser des sommes considérables en dommages et intérêts, à moins qu’ils ne l’emportent dans un litige dans le cadre du TCE. Les gouvernements ont déjà été condamnés ou ont accepté de payer plus de 52 milliards de dollars de dommages et intérêts sur fonds publics, soit plus que l’investissement annuel nécessaire pour permettre l’accès à l’énergie à tous ceux qui en sont actuellement privés dans le monde.
Le TCE peut également restreindre la capacité des gouvernements à lutter contre la précarité énergétique et à réglementer les investissements afin qu’ils contribuent au développement national. Plusieurs pays d’Europe de l’Est ont déjà été poursuivis en justice dans le cadre du TCE parce qu’ils ont tenté de réduire les bénéfices des entreprises et de faire baisser les prix de l’électricité pour les consommateurs. Dans le cadre du TCE, les grandes entreprises du secteur de l’énergie peuvent également poursuivre les gouvernements s’ils décident de taxer les bénéfices exceptionnels, de forcer les entreprises à embaucher des travailleurs locaux, de transférer des technologies, de traiter les matières premières avant l’exportation, ou même de protéger les ressources naturelles, entre autres choses. Il devient donc extrêmement difficile pour les États de minimiser les coûts sociaux et environnementaux des investissements énergétiques étrangers tout en maximisant les bénéfices pour la communauté locale.
Il est à noter qu’une fois qu’un pays a adhéré au traité, il est vulnérable aux poursuites judiciaires liées au TCE pendant au moins 26 ans, même si les gouvernements suivants décident de le quitter. Si tout État peut se retirer cinq ans après l’adhésion au TCE et que le retrait prend effet un an plus tard, il peut encore être poursuivi pendant 20 ans pour des investissements réalisés avant le retrait (voir la section suivante).
Mythe n°7 : Quitter le TCE ne protège pas les gouvernements contre des poursuites judiciaires coûteuses
Les défenseurs du TCE affirment que quitter le traité une fois que l’on en est membre est « absurde en termes d’évitement des compensations financières » (Andrei V. Belyi, ancien membre du personnel du secrétariat du TCE). En raison de la clause dite crépusculaire, ou de caducité du TCE, qui permet aux investisseurs de poursuivre un pays pendant 20 ans après son retrait, ils considèrent que réformer le TCE est la seule façon de régler le problème. Comme l’a dit Carlo Pettinato, l’un des négociateurs de la Commission européenne dans le cadre des négociations sur la modernisation du TCE, lors d’un débat (minute 23’00) : « Même si aujourd’hui nous quittons [le TCE] parce que nous ne l’aimons pas, nous sommes coincés pendant 20 ans avec les investisseurs en vertu des règles actuelles... Nous ne voulons pas cela. Nous voulons le changer, nous voulons le réformer ».
La réalité est la suivante : Se retirer du TCE, comme l’Italie l’a déjà fait, réduit considérablement le risque de poursuites judiciaires pour les pays concernés - et évite de protéger de nouveaux projets d’énergies fossiles.
Nonobstant la clause crépusculaire du TCE, le fait de quitter le traité réduit considérablement le risque qu’un pays soit poursuivi : en effet, la disposition ne s’applique qu’aux investissements réalisés avant le retrait, tandis que ceux réalisés après ne sont plus protégés par le TCE. C’est important à une époque où la majorité des nouveaux investissements dans le secteur de l’énergie sont encore réalisés dans les énergies fossiles et non dans les énergies renouvelables. Plus tôt les pays se retireront, moins il y aura de nouveaux investissements sales qui tomberont sous le coup du TCE et qui se retrouveront protégés par celui-ci.
Si les gouvernements veulent être considérés comme des leaders en matière de changement climatique, ils doivent se retirer des accords d’investissement qui leur lient les mains et continuer à protéger les énergies fossiles aux frais des contribuables. Le retrait du traité sur la charte de l’énergie est une première étape essentielle.Lettre ouverte de plus de 200 dirigeants et scientifiques spécialistes du climat
Se retirer du TCE n’est pas difficile. Dès qu’un pays est membre depuis cinq ans, il peut quitter le TCE à tout moment par simple notification écrite. Cela vaut pour la quasi-totalité des plus de 50 membres du traité, y compris l’UE et ses États membres. Ils peuvent se retirer du TCE immédiatement et s’inscrire dans une tendance mondiale : selon les données des Nations unies, 2019 a été la deuxième année où l’on a annulé plus de traités d’investissement nuisibles et obsolètes que l’on a conclu de nouveaux traités. L’Italie a déjà pris cette mesure en ce qui concerne le TCE et s’est retirée en 2016.
Si plusieurs pays se retirent ensemble, ils peuvent en plus affaiblir la clause de caducité. Les pays qui se retirent pourraient adopter un accord excluant les litiges entre eux, avant de quitter ensemble le TCE. Une telle déclaration rendrait difficile pour les investisseurs de ces pays de poursuivre les autres membres du groupe. Cela n’est pas déraisonnable. Les États membres de l’UE ont déjà conclu un tel accord en mai 2020 sur quelque 130 traités bilatéraux d’investissement en vigueur entre eux. Si les États membres de l’UE prenaient une mesure similaire en ce qui concerne le TCE, la majorité des affaires relevant de ce traité – actuellement 66 % de toutes les affaires concernent des investisseurs de l’UE contre des États membres de l’UE – ne seraient plus possibles à l’avenir.
Sortez avant qu’il ne soit trop tard
Deux groupes politiques du Parlement européen ont déjà demandé que l’UE se retire du TCE (voir ici et ici). En novembre 2020, plus de 250 parlementaires de toute l’UE et de différents partis politiques ont appelé les États membres de l’UE à « explorer les voies d’un retrait commun du TCE » si les dispositions protégeant les énergies fossiles et le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États du TCE ne sont pas supprimés lors des négociations sur la modernisation.
Étant donné que ces négociations risquent d’échouer en raison d’un désaccord généralisé entre les États membres et qu’il est peu probable qu’elles produisent des résultats qui modifieront les problèmes profondément enracinés au cœur du TCE, les pays devraient envisager de se retirer rapidement du TCE. Étant donné l’urgence de la lutte contre le changement climatique et de l’accélération de la transition énergétique, il n’y a pas de temps à perdre.
Pour en savoir plus, lisez le rapport complet en français.