TAFTA/TTIP – Coopération réglementaire : coopérer pour moins réglementer
Les négociations entre l'Union Européenne et les USA pour conclure un traité transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP ou TAFTA) ne cessent de faire parler d'elles.
Beaucoup se préoccupent du caractère anti-démocratique des tribunaux d'arbitrage privés, permettant à des investisseurs de poursuivre des états en justice dans le cadre d'un système judiciaire parallèle privé. Or, un autre aspect du traité est tout aussi dangereux pour l'intérêt général : la « coopération réglementaire ».
Ce projet, sans précédent dans l'histoire des négociations d'accords de commerce internationaux, consiste en des dispositifs institutionnels permanents de communication et de négociation entre technocrates européens et américains.
L'objectif est de pouvoir continuer le travail d'harmonisation des cadres réglementaires entre l'UE et les USA une fois les négociations du TTIP terminées, permettant ainsi de résoudre les difficultés que celles-ci ne seraient pas parvenues à résoudre, mais aussi de faire en sorte qu'aucune nouvelle réglementation ne risque de devenir une « barrière au commerce ».
Le problème fondamental d'une telle approche est qu'elle ne considère les réglementations que sous l'angle de leur caractère contraignant ou limitant pour le commerce transatlantique, alors que les normes et réglementations sont le résultat de débats parlementaires et sociétaux aux enjeux biens plus larges. Ainsi, loin d'une simple discussion technique comme l'affirme la Commission Européenne, le risque est bien que les discussions de coopération réglementaire suivent la même logique que les tribunaux d'arbitrage : une loi mauvaise pour le commerce sera une mauvaise loi !
La coopération réglementaire pourrait ainsi devenir un cimetière de réglementations d'intérêt public.
L'Union Européenne a publié sa position sur la coopération réglementaire « horizontale » (lien externe en anglais), (c'est-à-dire trans-sectorielle : des coopérations sectorielles sont également en cours de négociation), qui se fera sous l'égide d'un « Organe de Coopération Réglementaire », une nouvelle institution aux attributions en cours de négociation.
La coopération horizontale ne s'appliquera pas seulement aux lois qui ont un impact sur le commerce transatlantique : elle concerne toutes les lois futures et existantes. (Articles 11.1 et 3)
L'article 11 sur la promotion de la compatibilité réglementaire s'applique à toutes les réglementations où des bénéfices mutuels peuvent être réalisés.
De plus, si les objectifs d'un tel dispositif posent problème, ce qui est envisagé de son fonctionnement ne l'est pas moins : le projet de « coopération réglementaire » a été décrit, à juste titre, par la directrice de l'organisation européenne des consommateurs (BEUC) comme une « institutionalisation surréaliste du lobbying » (lien externe en anglais) (Articles 6 et 15.3) L'article 14.2.d de la position de l'Union Européenne est particulièrement préoccupant. L'organe de coopération réglementaire devra en effet « considérer les nouvelles initiatives de coopération réglementaire, sur la base des contributions d'un des deux Parties ou des parties prenantes ».
D'après le département de l'Entreprise, de l'innovation et des compétences du Royaume Uni, dans une audition récente au parlement anglais, la coopération réglementaire est « fortement conduite par la participation des parties prenantes » (lien externe en anglais)
Qui seront ces parties prenantes ?
Etant donné qu'une majorité écrasante des lobbyistes à Bruxelles et Washington représente les grandes entreprises, il est clair qu' « impliquer les parties prenantes » signifie ouvrir une porte de plus aux représentants des milieux d'affaires, afin qu'ils puissent influencer les politiques, et ce avant même que tout représentant élu prenne connaissance de l'existence de ces dernières.
En plus de pouvoir juger au berceau les projets de législation, les entreprises pourront donc aussi proposer de nouvelles lois. Quelle sera la relation entre cet Organe et le Congrès Américain ainsi que le Parlement Européen ? Ces propositions pourront-elles influencer le calendrier parlementaire?
Imaginons qu'une entreprise propose que la réglementation sur les nanotechnologies soit principalement basée sur des principes volontaires et non-contraignants, comme c'est le cas aux Etats Unis.
Selon des sources gouvernementales de 2010 (lien externe en anglais), l'information qu'a reçu l'agence environnementale américaine fédérale (EPA) des entreprises américaines ne couvre que 10% des nanotechnologies qui sont potentiellement sur le marché des Etats-Unis.
Légiférer ensemble
Pour la DG Commerce, la coopération réglementaire sera « un mécanisme d'information préalable pour éviter que les deux parties légifèrent en isolation »1
Mais, l'Europe aurait-elle réussi à obtenir sa législation sur les produits chimiques (REACH) si elle avait du co-légiférer avec les Etats-Unis ? Le principe de précaution n'est aujourd'hui pas appliqué par les autorités fédérales américaines, et par exemple 1 328 produits chimiques sont interdits dans les cosmétiques en Union Européenne aujourd'hui, contre seulement 11 aux Etats Unis. (lien externe en espagnol)
On peut déjà mesurer l'effet dissuasif du TTIP sur la législation européenne avant même sa signature. Outre le lobbying féroce des industriels concernés (industrie des pesticides, des plastiques…) il est probable que le non-respect par la Commission Europénne de l'échéance officielle de l'UE pour définir les perturbateurs endocriniens (Décembre 2013) soit aussi imputable aux négociations translatlantiques.
Le gouvernement américain a en effet adopté la même position que les industriels à ce sujet : laisser une telle définition aux bons soins de la coopération réglementaire, ce que demandent l'industrie chimique européenne (CEFIC) et l'industrie des pesticides américaine (CropLife America). Ce retard de la Commission Européenne lui vaut d'être poursuivie à la Cour de Justice de l'UE au Luxembourg par l'ensemble des états membres de l'UE ainsi que par le Parlement européen !
Aux Etats Unis, l'OIRA, qui était mentionné dans les fuites précédentes comme membre de l'Organe de Coopération Réglementaire, a mis deux ans pour reconnaitre le Bisphénol A comme un produit chimique d’intérêt national (lien externe en anglais). Sa reconnaissance n'a pas encore amené des restrictions sur sa commercialisation.
Or, le Bisphénol A est interdit dans tous les matériaux en contact avec des aliments en France depuis Janvier 2015 et aux Etats Unis, il y a des limitations dans 12 Etats.
Avec la coopération réglementaire, ces décisions auraient été beaucoup plus difficiles à prendre. Dans un document fuité consulté par CEO, la coopération réglementaire se ferait à 78 Etats, les 50 américains et les 28 européens.
Tout semble ainsi fait, dans ce projet de TTIP, pour que les marges de manœuvre des élus soient limitées au maximum dès qu'il s'agit de légiférer dans tout domaine susceptible de limiter la maximisation des profits des investisseurs et le libre-échange des capitaux et des biens. En effet, au cas où une initative législative d'intérêt public passerait à travers les mailles du filet de la coopération réglementaire, les entreprises multinationales pourront toujours utiliser les tribunaux d'arbitrages Etats-Investisseurs pour obtenir des « compensations » dont la simple perspective fera reculer plus d'un politique...
1Rapport de la réunion entre la DG Commerce et le Comité de Relations Internationales de BusinessEurope le 23 Mai 2014. Document obtenu par CEO à travers une demande d'informations à la Commission Européenne