Commerce international, lobbies d'affaires et projet politique européen: une conversation avec Pierre Defraigne
Pierre Defraigne est un personnage intéressant à rencontrer en cette période de négociations commerciales transatlantiques. Ancien directeur de cabinet d'Etienne Davignon puis de Pascal Lamy, deux commissaires importants l’un dans les années 80 et l’autre dans les années 2000, et ex-directeur aux relations Nord-Sud puis Directeur général adjoint de la Direction Générale au Commerce de la Commission Européenne, professeur d'économie hier à l'Université de Louvain et aujourd’hui au Collège d'Europe, et à Sciences-po Paris, il dirige actuellement la fondation Madariaga1, un think-tank très étroitement lié au Collège d'Europe de Bruges.
Intrigués par ses prises de position vigoureuses contre le TTIP, nous l'avions rencontré en décembre 2014 pour un échange informel et ouvert sur cette question, mais aussi plus largement sur l'état du projet européen et l'impact du lobbying des entreprises à Bruxelles. Ce premier entretien nous avait donné envie de revenir avec un micro et des questions plus précises pour une seconde conversation, début janvier 2015, dont voici le compte rendu.
1La Fondation Madariaga-Collège d’ Europe est principalement financée par le Collège d'Europe, ainsi que par la Fondation américaine C.S. Mott. Elle organise des séminaires et conférences sur les relations EU-Chine avec une contribution de la Mission chinoise auprès de l'Union Européenne. Voir http://www.madariaga.org/images/stories/madariaga%20activities%20report%202013.pdf
CEO: M. Defraigne, pourriez-vous vous présenter en quelques mots?
Mon intérêt principal est la gouvernance de l'Eurozone comme étape vers un modèle européen commun. Du coup, je m'intéresse à la dimension géopolitique de l'Europe, car je crois qu'on ne peut pas séparer le modèle de la puissance. Par ailleurs j'ai un intérêt très vif pour la Chine, qui je crois est la vraie raison de faire l'Europe aujourd'hui.
CEO: C'est-à-dire?
Le fait nouveau du 21ème siècle, c'est le changement des rapports économiques et géopolitiques avec l'Asie, principalement la Chine et peut-être un jour l'Inde. Ce qui met fin à deux siècles d'hégémonie occidentale, d'abord principalement européenne et puis principalement nord-américaine.
La première question est vraiment de savoir si on va vers un monde multipolaire ou si on veut reconstituer une bipolarité comme du temps de la guerre froide. La deuxième question est celle de la gestion d'un monde multipolaire: soit principalement par le droit, à travers le multilatéralisme, soit principalement par le rapport de forces, à travers un équilibre stratégique.
Pour moi, la Chine est l'enjeu majeur. D’abord la Chine a un modèle différent du nôtre, mais qui s'avère très fructueux en termes de croissance et de développement. De plus, la montée de la Chine, et la convergence Nord-Sud qu'elle constitue et amplifie, posent le problème de la course aux ressources et de la dégradation du climat. C'est bien le fait majeur de notre temps.
Un second fait majeur de notre temps pourrait être l'intégration politique de l'Europe. L'intégration économique de l'Europe ne signifie pas grand chose. C'est le passage à une Europe politique qui fera la différence. Pour le moment, l'Europe est simplement une super union douanière et monétaire, un espace économique où entreprises et Etats sont mis en compétition.
CEO: Vous pensez donc que le projet Européen n'a pas encore atteint le stade politique.
Exactement. Je pense qu'on s'évertue de toutes les façons à lui donner cette coloration, par exemple en mettant en avant un modèle social européen qui n'a pas encore de réalité. On parle de l'Europe comme d’une puissance civile, ce qui n'a aucun sens. Le soft power en soi n'existe pas. Il n'existe que si l'on dispose en outre d’une capacité stratégique, et que l'on décide avec raison qu'au lieu de se servir de cette capacité, on joue sur l’influence gagée sur la puissance. C'est tout à fait différent de n'avoir qu'un soft power, car la puissance est indivisible.
L’Europe institutionnelle ne reconnait pas qu’en fait le modèle et la puissance restent à construire. Est-ce l'idée de la «self-fulfilling prophecy» (prophétie auto-réalisatrice)? On utilise un vocabulaire qui est en avant de la réalité pour la faire avance. Pourquoi pas? Certains disent que c'est la méthode Coué. Moi je suis plus constructif, je pense, disons, que c'est l'hommage que le vice rend à la vertu. C'est-à-dire qu’on ne peut pas le faire, mais on admet que c'est ce qu'il faut faire. C'est déjà bien!
CEO: Cela rejoint une des choses dont nous parlions la dernière fois, le fait que les institutions Européennes souffrent de l'absence d'une opinion publique européenne qui serait la caractéristique nécessaire à leur entrée dans un âge proprement politique. Quelles en sont selon vous les conséquences?
Le terrain est occupé par les milieux économiques qui sont pour partie Européens et pour partie globaux.
Leurs poids sur les institutions est considérable. L'absence du citoyen européen fait d’ailleurs que c'est lui qui devient le facteur d'ajustement comme travailleur-consommateur.
CEO: Et pas encore citoyen…
Il est objet mais pas encore sujet de son Histoire. Nous sommes donc dans une phase très délicate et dangereuse de la construction européenne.
CEO: Lors de notre dernier entretien, vous nous aviez dit que la Commission en était arrivée à percevoir sa véritable «constituency» (électorat) comme étant les milieux d'affaires. C'est une accusation assez grave. Pourriez-vous développer ce point?
Ce n'est pas une accusation. Je ne me vois pas dans le rôle d'un avocat général! Je fais une analyse qui est presque fonctionnelle. Un pouvoir cherche une légitimité. La légitimité vient d’abord de sa mission, inscrite dans le droit; elle vient ensuite de son analyse et des propositions qu'elle fait à partir de son analyse; et puis elle vient enfin d'une «constituency».
Qu'est-ce que les institutions européennes ont trouvé comme «constituency» pour faire avancer l'intégration économique, puisque c'est de cela dont nous parlons? Elles ont trouvé forcément ceux qui en bénéficient en premier lieu, c'est à dire les grandes entreprises qui jouent sur les économies d'échelle. Les autres suivent. Les gouvernements dans cette affaire ne poussent pas à l’intégration; les gouvernements y résistent, en essayant de ne concéder de la souveraineté qu'au compte-gouttes. Ils sont donc quelque part mal placés pour jouer les contrepouvoirs à l'influence des grands milieux d'affaires sur l’intégration économique de l’Europe.
Il y a donc de facto une collusion systémique entre la Commission et les milieux d'affaires, avec pour justification avancée l’intérêt du consommateur, qui est la manière dont le citoyen européen est présent comme enjeu dans le circuit de décision européen.
CEO: Vous nous avez dit en vous présentant que vous aviez été le chef de cabinet d'Etienne Davignon. Or celui-ci a joué un rôle majeur dans ce que vous venez de décrire, notamment par la création d'un lobby important, la Table Ronde européenne des industriels, dont il faut souligner l'influence importante et l'alliance de fait avec la Commission Delors pour justement relancer le projet politique européen, alors bloqué, par l'économie. On peut voir ce développement comme une sorte de pari devant mener, comme conséquence des responsabilités économiques partagées, au politique. Nous sommes aujourd'hui face à un échec de ce pari. Quelle conscience y avait-il de ces dangers à l'époque?
Ce projet Delors de marché unique avait le caractère d'un pari. L'idée que les choses allaient s'enclencher, qu'on allait créer une spirale vertueuse vers l'intégration politique en commençant par une intégration par le haut à partir du monde des affaires et qu'immédiatement, on aurait sa contrepartie, qui était, dans le plan Delors, le dialogue social, et donc un contre-pouvoir syndical. A partir de ce dialogue, on imaginait un partage équitable des gains de productivité entre capital et travail. Ceci aurait amené à une politisation de tout le débat européen, qui se serait déplacé de l'économie vers le social, puis du social vers le politique.
Je crois que, ce faisant, nous n'avons vu venir ni l’élargissement à l’Est, ni la globalisation. Personne n'a vu que l'on essayait de faire un marché unique alors même que la révolution technologique et la libéralisation commerciale et financière, allaient changer la donne. La globalisation a créé une pression sur les facteurs immobiles ou «territorialisés» que sont le travail non qualifié et les services publics. L’hétérogénéité de l’Europe élargie a accru la pression de la globalisation à l’intérieur. De la sorte, l’équilibre entre économique et social n’a pas été réalisé.
Je crois que c'est en cela que le pacte «Davignon-Delors» n’a pas abouti. On peut le qualifier ainsi dans la mesure où la note qui a permis à Delors de partir dans la voie du marché intérieur venait de Davignon et de ses services. En partant de l'expérience Davignon de politique industrielle, assez réussie avec l’acier et le programme Esprit, nous nous sommes dit qu'il fallait passer d'une approche sectorielle vers quelque chose de plus horizontal. Davignon avait pensé au marché intérieur comme plateforme de relance de l'Europe. Cette idée a été saisie par Delors qui a magistralement transformé l’essai. L’idée a en effet été soutenue par la Table Ronde Européenne des industriels. Mais, je dois vous dire que pour ma part, je voyais plutôt cette dernière comme le chœur antique. Ils répétaient ce que nous disions et ils trouvaient cela très bien, en partie parce qu'ils n'avaient pas d'autre idée : les grands patrons peuvent exceller dans la stratégie de leur entreprise, mais ils ont rarement une vision politique de même profondeur.
CEO: Mais ils répercutaient ces idées auprès des capitales nationales…
Tout à fait exact. Cela a été un levier d'influence majeur vis-à-vis des capitales qui du coup se retrouvaient un peu «provincialisées» si elles n’entraient pas dans le grand dessein de la Commission.
L’Europe de Delors a donc pris la direction du marché intérieur. A mon avis, on a alors fait trop de cas d'une formidable campagne lancée contre Bruxelles pour qu’on ne fasse pas du marché intérieur une «forteresse Europe». Cette pression essentiellement anglo-saxonne nous a forcés au désarmement de la préférence communautaire. En partie parce que dans la constituency industrielle plus large, au-delà de la Table Ronde, il y avait une grande partie d’intérêts non-Européens. C'est une constituency hybride, mixte, qui n'a jamais cessé de l'être et que l’on retrouve dans Business Europe. Personnellement, je crois que la Table Ronde industrielle européenne n'a pas gardé le statut qui était le sien. Elle avait, du temps de Davignon et de Delors, un statut de «visiteur du soir». Elle est devenue une machine, maintenant dépassée par l'octopus des lobbies mixtes américains et européens. Bien sûr, elle est dedans, mais elle n'est plus l’acteur dominant. Hélas. Je dis hélas car ce qui manque le plus à l'Europe pour le moment, ce ne sont pas seulement les citoyens, bien sûr, mais c'est aussi une vraie constituency industrielle et financière authentiquement européenne. C'est notre tragédie et TTIP est le produit de cette mixité d’intérêts économiques qui pèse sur l'Europe.
CEO: Avant d'en venir au TTIP, et en lien avec ce qui précède, se pose la question des moyens dont disposent aujourd'hui les institutions européennes, que ces moyens soient idéologiques, politiques, humains et financiers. Le budget des institutions se réduit…
C'est heureux, pour l'usage qu'on en fait! Ce n'est pas moi qui vais pleurer sur le budget européen ; trop de mauvaise dépense agricole et pas assez de recherche! En revanche l’Eurozone a besoin d’un vrai budget de solidarité.
CEO: D'accord. Pour parler des autres moyens: comment d'après vous la culture interne des institutions a-t-elle évolué au cœur des deux dernières décennies? Les institutions, et la Commission en particulier, contiennent-t-elle encore une vraie diversité d'opinions et d'expertises?
La réponse à la seconde question est non. C'est la vraie difficulté de la Commission: l’expertise est éminente, mais il y a un défaut de pluralisme dans l'analyse économique et dans le débat politique interne au Collège.
Les services de la Commission Européenne au départ étaient peuplés de juristes et d'économistes dont certains avaient la culture de l'intervention d'Etat efficace, notamment les Français avec le Commissariat du Plan qui a été important dans le dessein de la CECA1. Il y avait une influence CECA comme il y avait, quelque part, plus modeste, une influence Euratom2 où là aussi les pouvoirs publics jouaient un rôle.
Ceci se heurtait parfois à l’ordolibéralisme allemand. Mais il y a eu convergence et ce qui dominait en définitive, c'était le droit. La CEE a d’abord été l’Europe du droit, celle des juristes. Ce sont eux qui ont fait que nous ne sommes jamais revenus en arrière. L'effet de cliquet est attribuable à cette dominance des juristes dans la construction. Puis le rôle des juristes a été réduit. La montée en puissance des économistes, eux-mêmes de plus en plus néolibéraux de par leur recrutement, a modifié le cours de l’intégration.
Cette dominante de l'économisme est exprimée par le rôle de la DG EcFin3 qui suit l'avènement de la zone euro. Elle est devenue le Saint-Office de la Commission.
CEO : De Beaulieu (périphérie de Bruxelles) au Charlemagne (bâtiment le plus proche du siège central de la Commission).
Exactement. Ces dernières décennies, la DG EcFin a été dirigée par des Commissaires qui n'ont pas acquis le statut qu'avaient à un moment donné un Raymond Barre, ou un Ortoli. Voilà des hommes qui pouvaient, quand ils allaient au Conseil, s'imposer aux Ministres des Finances par leur poids personnel. C'était des hommes que l'on écoutait car ils avaient une éminence intellectuelle et une personnalité forte et du coup, ils avaient une autorité véritable sur leurs services. Par la suite, les Commissaires sont devenus un peu l'otage de leurs services, eux-mêmes en prise directe avec les directeurs nationaux du Trésor, qui sont en fait les véritables dirigeants de l’Eurogroupe, en interaction avec leurs collègues de la Banque Centrale. Ce duo « Directeur du Trésor/Banquier Central » entraîne la DG EcFin dans son sillage et cela a changé le rapport politique à l'intérieur de la Commission. La DG EcFin est devenue la DG de référence sur beaucoup de dossiers. Mais elle tire son autorité, non de sa pensée propre, mais de sa proximité avec les thèses dominantes dans le Comité économique et monétaire, avec les directeurs du Trésor et notamment ceux des pays qui comptent, c'est à dire essentiellement l'Allemagne. Et encore l'Allemagne, et toujours l'Allemagne.
En face de cette évolution interne, ce qui a fait défaut, finalement, c'est un contrepoids politique au niveau de la Présidence de la Commission. Là, je pense qu'il y a eu avec Barroso une carence de vision qui est sans précédent.
CEO: On aurait pourtant pu penser que Barroso se satisfaisait très largement d'évolutions comme l'instauration du Semestre européen4 puisqu'il s'est félicité publiquement des nouveaux pouvoirs de la Commission. Vous nous dites que ces nouveaux pouvoirs appelaient la nécessité d'un contre-pouvoir. Est-ce le cas?
Je crois qu'il y a un piège dans ces nouveaux pouvoirs. J'ai qualifié à l'époque le traité d'«usine à gaz». Je mettrais là-dedans également le Semestre de printemps et le 6-pack et 2-pack. Je crois que compte tenu de la méfiance foncière qui règne entre Etats Membres, on n'a pu se mettre d'accord que sur des règles et on a fait de la Commission le notaire. Un notaire vétilleux et intrusif. On lui a aussi confié la fonction d'huissier de justice.
CEO: Tout pour plaire.
Exactement. La Commission a cru qu'elle tirerait son autorité de... disons, même si c'est excessif, sa rigueur dans l'obéissance aux directives des Etats. Je pense qu'elle a perdu sa capacité de définir un bien commun européen et ainsi d'en faire l'alternative ou le contrepoids d'un compromis entre les Etats. On est ici au cœur de la problématique européenne. C'est clair qu'il y a toujours deux approches. On part soit d'un idéal de bien commun, soit des positions dominantes entre les Etats qui comptent, pour aboutir à un compromis. Quel est l'écart entre l'idéal de bien commun et le compromis réalisé? Certains diront que c'est une question théorique sans intérêt puisque ce qui compte, c'est le rapport de forces et c’est ce qui est fait à la fin de la journée. Il serait pourtant bon qu'on mesure mieux cet écart. Que le grand public, le citoyen, réalise qu'en fait, on n'aboutit, à travers la méthode intergouvernementale, qu'à des à-peu-près et des solutions bancales, tardives, insuffisantes qui sont à l'origine des malheurs des gens, par rapport à ce que l'on pourrait faire si l'on était dans un univers plus objectif, plus rationnel du point de vue du bien commun européen. Je crois que cet écart-là n'a pas été mis en évidence par la Commission Barroso. Elle n'en a pas eu la capacité politique.
CEO: Une dernière question sur la Commission, dont vous venez de rappeler à quel point la dimension politique avait fait défaut sous Barroso. Nous avons maintenant la Commission Juncker dont les premières déclarations insistaient lourdement sur cette question. On voit cependant aujourd'hui que le Secrétariat Général est le grand gagnant de la réorganisation des services de la Commission, avec des postes de vice-présidents qui en sont très dépendants. N'est ce pas là aller dans le sens opposé du but déclaré par Juncker?
Dans cette salle, il y a quelques mois, Etienne Davignon disait quelque chose de très juste: il faut que le Secrétariat Général et le service juridique redeviennent des services pour la Commission et pas seulement pour le Président. Je crois que c'est fondamental.
A priori Jean-Claude Juncker a, lui, une véritable dimension politique. Mais est-ce que la structure des Vice-Présidents renforce le caractère présidentiel ou au contraire rétablit un équilibre au sein du collège? L'expérience nous le dira. Laissons faire cette expérience. Les personnalités vont se révéler. Certains Vice-Présidents seront plus faibles que leurs Commissaires. La machine va fonctionner dans la réalité avec certains Vice-Présidents qui rempliront leur rôle, d'autres qui seront court-circuités et un équilibre de fait va s'instaurer.
CEO: Vous avez écrit un article qui se nommait «Europe ou TTIP, il faut choisir». Êtes-vous toujours de cette opinion-là et, si oui, pourquoi?
Plus que jamais. Je pense qu'on ne peut pas poursuivre deux lièvres à la fois. Le lièvre «Europe» est trop difficile à traquer pour qu'avec le même fusil, on puisse tirer le lièvre atlantique. Il faut finir le marché unique et on est dans la partie difficile, stratégique, du marché unique: l’énergie, la finance, les télécommunications, le numérique, les industries de défense, les services financiers, etc. Il faut revoir la politique agricole commune, qui est à la fois une avancée et en même temps une impasse. Donc il y a un travail énorme d'intégration à faire! Nous devons avoir une politique de l'énergie unifiée, ce qui implique automatiquement une politique étrangère. Or, pour avoir une politique étrangère, il faut une défense européenne. Bref, pour avoir une capacité je dirais à la fois de développement propre de l'Europe et de projection dans le monde, il faut parfaire l'unité de l'Europe, c'est à dire l'unité politique. Quand on met tant de choses ensemble, on ne s'en sort plus sans un gouvernement politique de l'Europe. Aller se mettre une négociation avec les Américains sur le dos au même moment, ce n'est pas jouable.
Les Américains sont unis. Ils sont nos protecteurs. Ils ont une seule monnaie, nous en avons huit. Ils ont une politique de l’énergie, nous en avons plusieurs. Ils dominent toutes les technologies les plus avancées. La négociation est donc une négociation foncièrement asymétrique. L'idée de faire un bloc entre l'Europe et les Etats-Unis par rapport au reste du monde apparaît comme une alliance du passé pour empêcher l'avènement d'un ordre international nouveau plus équilibré et, à la fois, je l'espère, plus multipolaire et multilatéral. Je crois qu'on ne va pas dans cette direction quand on fait une alliance avec les Etats-Unis. L'on joue avec le feu. Pour l'Europe et pour l'équilibre géopolitique du monde! C'est une double erreur pour l'Europe, je crois, de s'être engagée dans cette voie-là.
CEO: Pourquoi, selon vous, s'est-on engagé «dans cette voie-là»? Qui défend le TTIP et pour quel intérêt?
Il y a plusieurs facteurs. Il y a toujours eu ce tropisme atlantique très fort chez certains Etats à commencer par le Royaume-Uni et dans certains milieux de la Commission qui pensent que c'est la vocation normale de l'Europe que d'être un sous-ensemble de l'ensemble Atlantique, c'est incontestable. Ils ne voient pas l’incompatibilité foncière entre un modèle européen et un «marché intérieur transatlantique», pour reprendre le mot de Karel De Gucht.
Il y a l'idée des Allemands selon lesquelles, faute de demande en Europe, il faut développer des exportations ailleurs et ils ont repéré quelques créneaux pour eux aux Etats-Unis. Comme ils sont la nation qui compte, puisque l’Allemagne est la nation créancière, ils sont en mesure de faire passer le message que leurs intérêts d’exportations, compte tenu de leur spécialisation internationale très particulière, doivent être pris en considération par les Etats débiteurs. Cela a joué beaucoup.
Il y a aussi l'effet domino de la série de zones de libre échange négociées depuis quelques années par les Etats-Unis et par l’Europe. Ils se sont dit: «Tiens, finalement, pourquoi ne pas faire cela entre nous?» Ce sont des réactions de négociateurs. C'est une logique étrange. Les négociateurs désertent le terrain stratégique pour céder à une culture finalement assez corporatiste.
Il y a sans doute enfin, à ne pas négliger, l'effet «CNN» qui donnait à Barroso et à De Gucht une certaine visibilité, leur moment de gloire. Leur heure de gloire était de lancer la négociation. Est-ce qu'il y aura une heure de gloire qui conclura la négociation? J'ai un doute absolu sur ce moment-là.
CEO: Vous nous aviez parlé des normes de l'Union Européenne comme de politiques publiques qui ne devraient pas rentrer dans le champ des négociations commerciales. Quel est donc votre jugement sur le volet de la coopération réglementaire au sein du TTIP?
C'est une question absolument fondamentale. Les normes et les standards, et, d'une manière générale, la régulation en matière de services, ne sont pas d'abord des outils de politique commerciale. Cela renvoie à un projet de société, mais aussi à des rapports de force entre Etats Membres et forcément, derrière, des intérêts industriels particuliers, je n'en disconviens pas. Mais il s'agit bien d’abord d’une législation à l'usage des Européens: travailleurs, consommateurs, épargnants, etc.
Ramener ces législations à un obstacle aux échanges est terriblement réducteur. Ce n'est pas un tarif, ce n'est pas un quota. Certes, cela a un impact sur les échanges. Mais il faudrait alors agir avec une extrême finesse pour déterminer ce qui, dans une norme, un standard, une réglementation, relève du projet collectif de l'Etat ou contient des éléments de protection d'une industrie particulière dans un Etat.
Ce travail-là est un travail extraordinairement ingrat. Personnellement, je n'ai rien contre l'idée qu'on ait des accords techniques avec les Américains, et avec d'autres, sur des rapprochements de normes, comme le cas classique que l'on invoque tout le temps avec raison, des tests de crashs automobiles. Pourquoi pas. Et qu'on ait une procédure de reconnaissance mutuelle, pourquoi pas ? Personnellement, j'ai tout de même une certaine réserve sur la reconnaissance mutuelle; c'est qu'on fait cela entre pays qui se ressemblent, mais cela a un effet très discriminant par rapport aux pays moins développés qui ne peuvent pas offrir les mêmes garanties. C'est une nouvelle barrière Nord-Sud. Il faut se rappeler ça. Il y a tout de même, avec une coalition règlementaire transatlantique, une diversion de commerce, pour reprendre les mots de Jacob Viner, le grand théoricien des zones de libre échange et des unions douanières. Il mettait cela en évidence pour les tarifs et les quotas. Mais en réalité, cela joue encore plus fort pour les réglementations. Car les réglementations, normes et standards, signifient que oui ou non, vos exportations entrent ou pas. Cet aspect-là doit être vraiment pris en compte, même quand on négocie un simple accord technique.
CEO: Qui, d'après vous, va bénéficier le plus du TTIP, s'il devait être signé?
Je n'en sais rien, tant que je n'ai pas vu 28 études sur les économies nationales. Parce que ne nous nous trompons pas, l'Europe ça existe. Mais quand il s'agit de commerce extérieur, ça existe pour définir le régime commercial des importations. En matière d'exportations et d'attraction de l'investissement étranger, les 28 Etats Membres sont en concurrence! Donc il faut, qu'on le veuille ou non, faire l'inventaire des coûts-bénéfices de TTIP au niveau des 28 Etats. Si nous avions un budget communautaire qui répartit, qui redistribue les gains obtenus par un pays pour compenser les pertes subies par un autre, comme c’est le cas des Etats fédérés aux USA, on pourrait ne considérer que l'ensemble. Mais ici non! À ce moment-là, si on disposait d’une approche analytique, qui est très difficile à faire d'ailleurs, on verrait tout de suite qu'il y a des pays qui vont bénéficier et d'autres qui vont perdre. Car il y aura une divergence accrue. Je trouve qu'obtenir une croissance très faible, on parle de 0,5 points de croissance après 12 ans si on mène toute la négociation à bien, au prix d'accroitre les divergences déjà préoccupantes au sein de l’Eurozone, est à mon sens un jeu très dangereux pour la cohésion de l'Union Européenne.
CEO: La Commission a fait des efforts de transparence et de dialogue par rapport aux négociations. Est-ce que vous pensez qu'ils sont à la hauteur des enjeux?
Franchement, je ne crois pas que dans le cadre d'une négociation commerciale, on puisse facilement résoudre le problème de la transparence. Une négociation commerciale est par construction secrète. On ne montre pas aux négociateurs d'en face sa ligne rouge. On ne fait pas ca. Sinon, on n'a pas besoin de négociations, on va d'emblée à la solution sur une ligne minimaliste. Il faut un secret, c'est dans la nature de la négociation.
Mais cela signifie aussi que l'on ne peut pas régler cette question de la convergence réglementaire par une négociation commerciale. Il faut créer un cadre institutionnel. Mais cela a-t-il du sens de construire un cadre institutionnel avec les Etats-Unis? Allons-nous mettre le Congrès des Etats-Unis et le Parlement Européen côte à côte pour arriver à avoir des débats?
Le vice fondamental de TTIP, c'est qu'on veut faire avec un outil, la politique commerciale, très étroit et très spécifique, un projet de marché intérieur qui va bien au-delà des frontières des échanges commerciaux.
CEO: Quelle est votre opinion sur le CETA?
Je ne vois aucune différence de nature entre le CETA et le TTIP. Ce sont forcément les mêmes schémas. Je pense par exemple que sur un point très précis qui est la clause d'arbitrage, elle n'a pas sa place dans le CETA, pas plus que dans le TTIP. Cela me paraît évident. Le Canada est un pays civilisé, l'Europe aussi. On ne doit pas court-circuiter nos systèmes juridictionnels par des arbitrages privés. Mais pour le reste, je crois que les inconvénients que l'on retrouve dans le TTIP sont moindres dans le CETA parce que simplement, le Canada est un petit partenaire qui s'ajuste à nous, plus que nous nous ajustons à lui. Quand nous passons aux négociations avec l'Amérique, nous jouons avec plus fort que nous. Ce qui me laisse pantois, c'est l'argument tartarinesque5 selon lequel il ne faut pas aller à la négociation avec l'Amérique dans un esprit défaitiste. Je pense que là nous touchons au comble de l'absurde!
CEO: L'héroïsme des charges de cavaleries contre les mitrailleuses…
Oui. On est vraiment dans l'anecdotique et la caricature.
CEO: Le commerce UE-Etats-Unis sera-t-il modifié par la ratification de l'accord avec le Canada (CETA) compte tenu de l'accord de libre-échange nord-américain (ALENA)?
Les règles d'origine rendent cela assez difficile. Il y aura une tentation de le faire. Il y aura des détournements inévitables. Je crois que simplement, cela va encore compliquer les choses.
Les règles d'origine sont le talon d'Achille de tous ces accords bilatéraux. On dépasse là la question du TTIP. C'est la grande faiblesse du bilatéral par rapport au multilatéral. On additionne les couches de règles d'origine et finalement, n'y retrouvent leurs petits que les toutes grandes entreprises multinationales qui ont des départements spécialisés pour rendre tout cela compatible. Les PME dans cette affaire sont éjectées du système. D'ailleurs, je trouve assez culotté de maintenant venir avec le discours que les PME seront les grands bénéficiaires de TTIP ou de CETA. C'est évident qu'il y aura des PME qui vont gagner. On les connaît déjà et ce sont celles-là qu'on va pousser en avant. Mais on ne verra pas et on ne voudra pas voir la masse des PME qui vont souffrir.
CEO: Beaucoup se fait au nom des PME au niveau européen, y compris par Business Europe...
Je voudrais sur cette distinction entre multinationales et PME souligner quelque chose d'important, à mon avis d'essentiel. On revient à la discussion sur le poids de la pensée néoclassique/néolibérale au sein de la Commission Européenne, et notamment sur le refus de principe de centrer la politique économique sur une croissance redistributive. Du coup on fait le choix de privilégier de facto une croissance inégalitaire. Si ces économistes néolibéraux de la DG EcFin avaient un peu de culture, c'est à dire avaient étudié sérieusement l'histoire économique et l'histoire de la pensée économique, peut-être auraient-ils rencontré dans leurs lectures la distinction que font Braudel et d'autres entre le capitalisme et l'économie de marché. Cette distinction à mon avis est fondatrice de toutes les politiques qu'on doit suivre au niveau européen. Il ne s'agit pas, dans mon esprit en tout cas, de les opposer l'un à l'autre en disant que l'économie de marché est bien et le capitalisme est mal. Mais ce sont des systèmes différents même s’ils sont profondément imbriqués les uns dans les autres. Mais il y en a un qui domine: c'est le capitalisme. Donc, si vous n'avez pas une vision très claire de la manière dont vous allez réguler le capitalisme, vous ferez toujours des PME quelque part les dindons de la farce. Ne pas même percevoir ce problème, y compris à travers des grilles de lecture très technocratiques comme la concurrence parfaite, la concurrence imparfaite, et s'imaginer que cela pourrait évacuer la tension foncière entre multinationales et PME, ce n'est pas convaincant ! L'Europe fait ce qu'elle peut en matière de concurrence. Elle peut aligner un tableau de chasse, mais elle est assez défensive dans l'ensemble. Cette politique n'a pas les effets forts qu’on attendait.
Personnellement, je crois que ce dont l'Europe a besoin, c'est d'une politique industrielle à laquelle la politique commerciale, la politique de concurrence, la politique d'innovation et de recherche, seraient asservies. Si nous voulons réindustrialiser l'Europe, et lui donner sa place dans la nouvelle division internationale du travail, il faut utiliser des outils beaucoup plus puissants. Il faut des politiques actives, pas seulement faire de l'intégration passive notamment dans l’énergie et le numérique. Il faudrait davantage assujettir la finance à l’économie réelle. Cela demanderait évidemment une Europe politique, un pouvoir politique. Un Exécutif avec un pouvoir discrétionnaire, et non plus simplement, une gouvernance par les règles.
CEO: Cela veut-il dire que vous soyiez en faveur du rétablissement de la préférence communautaire?
Non, mais je regrette qu'on ait cédé trop facilement à la polémique «forteresse Europe». Je pense que nous avons été un peu complaisants avec les pays tiers sur ce point. Je crois que nous avons commis une erreur encore plus grave avec l'article 63 du traité sur la libéralisation obligatoire des flux de capitaux avec les pays tiers. Je pense que nous n'aurions pas du inscrire cela dans le traité. C'est bien d’avoir la libéralisation irréversible des flux de capitaux à l’intérieur, mais c'est grave d'en faire un élément constitutionnel des relations avec le reste du monde. Quand je pense à la préférence communautaire, je pense à une politique industrielle active. Je pense que nous avons besoin de groupes industriels européens, ce qui implique aussi des groupes financiers européens, parce que l'Europe, reste, beaucoup plus que l'on ne le pense, un puzzle et un kaléidoscope industriel. Il n’y a quasiment pas de vrais groupes Européens. Et même au niveau de la banque, on voit la fragmentation du système bancaire. Donc quand je pense à une préférence communautaire, je pense à une politique industrielle et financière active.
CEO: Tout ceci supposerait que le politique soit en mesure de reprendre la main, or depuis le début de cet entretien nous faisons plutôt le constat du contraire. Une fois posé le constat de la domination des intérêts économiques sur les mécanismes de décision des institutions, on remarque que les projets futurs de l'Union Européenne, comme le CETA et le TTIP, n'ont pas du tout pour objet de rétablir la prééminence du politique mais bien au contraire de le contraindre toujours plus avant.
Absolument.
CEO: Hélas, les causes premières de l'hostilité publique contre le projet politique européen, à savoir la capture de l'Union par les milieux économiques, n'ont été ni décrites ni remises en cause lors des dernières élections européennes, ni par la Commission Juncker. Pensez-vous donc que le projet politique européen, quelles qu'en soient les manifestations, puisse survivre encore longtemps à ces forces centrifuges et si oui, à quelles conditions?
Je vais faire la distinction entre une approche philosophique et une approche, disons, anthropologique de votre question.
Au plan philosophique, c'est tout à fait clair que nous sommes confrontés depuis longtemps à ce que certains ont appelé le problème du désencastrement du capitalisme par rapport à la société. C'est la «grande transformation» analysée par Polanyi. Cela ne fait que se renforcer avec la globalisation. Donc on peut s'inquiéter et se dire que la capacité du politique de reprendre la main se détériore. Il y a là une perte de pouvoir et un donc danger réel pour la démocratie. Sur le plan des principes, je suis de cette école qui pense que le sens profond de la construction européenne, c'est de rétablir un équilibre avec entre marché et politique, entre capitalisme et démocratie par la régulation. Bref, il faut reprendre la main et recréer la possibilité de régulation à l'intérieur et de négocier une régulation multilatérale à l’extérieur. Pour moi, c'est fondamental. C'est ma perspective de philosophie politique.
Cela étant, quand je regarde le vécu des gens aujourd'hui, d’un point de vue anthropologique, je suis frappé d'une espèce de consensus, un peu inquiétant par certains égards, sur le fait que les gens s'en remettent au capitalisme plutôt qu’au politique. C'est quelque chose d'étrange à observer. Il y a 20 ans que j'écris sur la globalisation et je suis arrivé à la conclusion que la convergence Nord-Sud à laquelle nous assistons est davantage le produit du capitalisme que celui des choix politiques. Finalement, on aurait sans doute préférer que la convergence soit née des politiques de développement, des politiques de préférence commerciale, de la coopération entre les Etats. Mais qu'est-ce que nous constatons? En fait, on a sous-traité le travail de convergence Nord-Sud aux firmes globales qui, à travers la chaine de valeur ajoutée, sont occupées à intégrer le monde via l'économie mondiale. Elles le font dans leur propre intérêt d'abord et pas du tout dans l'intérêt des gens. Mais il se trouve que la globalisation par le marché a fait entrer la Chine et d'autres dans le circuit. Donc, je me dis, voilà quelque chose que quelque part, les gens ont intégré : ils voient que la mondialisation, c'est dangereux, mais qu’il y a un bon côté, et que ça marche. On ne peut pas ignorer cette intuition de l’opinion qui est assez partagée. Ce qui est terrifiant, c'est de ne pas voir – ou de ne pas vouloir voir – qu'à l'intérieur de nos sociétés, cette mondialisation, avec en outre le progrès technologique, et avec la déstabilisation de nos institutions sociales – aussi bien la famille que la sécurité sociale – aboutit à aggraver les inégalités. Je crois que ce refus de voir la question des inégalités internes, qui sont déjà bien reparties et qui menacent la classe moyenne de déclassement, est très grave.
Avec Pascal Lamy, cela remonte à il y a quinze ans, on a tenté de lancer ce débat dans la Commission sur la montée des inégalités, comme un défi européen. Sans succès. Je veux dire qu'à l'époque dominait encore dans l'inconscient du Collège la thèse de la «trickle-down growth», l'effet de ruissellement: ne vous préoccupez pas du partage du gâteau, faites-le grandir et tout le monde y trouvera son compte. Tout cela a été authentifié par une certaine pensée sociale-libérale du type Rawls. Les gens qui ne prenaient pas les inégalités au sérieux n'étaient pas seulement la droite radicale. Je pense par exemple au rôle qu'a joué l'ancien Premier Ministre Bérégovoy quand il était Ministre des finances: il s’est fait champion de la dérégulation financière pour faire de Paris une place financière continentale en Europe. Donc, les inégalités alors n'intéressaient pas grand monde. Mais c'est une idée qui maintenant commence à faire son chemin. Là, je remercie des gens comme Piketty et Stiglitz qui, chacun à leur manière, posent le problème et viennent avec des solutions. Et je crois que ce débat est ouvert et c'est là-dessus qu'il faut maintenant, à mon sens, jouer : remettre la distribution des revenus et des patrimoines au cœur de la politique économique européenne.
CEO: Mais qui peut jouer?
Voilà… Je pense que l'on doit construire une citoyenneté européenne sur une certaine préférence pour l'égalité, car je crois que la préférence pour l'égalité est inhérente à la démocratie. On ne fait pas une démocratie avec des écarts de richesse excessifs. Il faut que les gens aient un sentiment d'appartenance à une même famille. Si on a clivé la société, on a une cassure qui interdit l'exercice effectif de la démocratie.
Quand je vois aux Etats-Unis, quand je vois au Royaume Uni, que près de la moitié des gens, ceux qui en ont le plus besoin, ne vont plus voter, je m'interroge sur le caractère démocratique de ces pays. Nous devons penser à cela en Europe. Je ne suis pas un égalitariste, loin de là. Je pense qu'une préférence pour l'égalité n'exclut pas qu'on ait un souci d'encourager des élites. Une société a besoin d'élites. Une démocratie a besoin d'élites. La question est de savoir sur quoi vous fondez les élites. Est-ce que c'est sur la rente? Ou est-ce que c'est sur l'effort? L'entreprise? Le savoir? Le rayonnement moral? Il y a une révolution culturelle dont l'Europe a besoin. Il faut faire coïncider cette aspiration qui est encore très confuse, très embryonnaire à la citoyenneté avec une aspiration à la justice qui est la condition de la liberté pour les plus vulnérables et les plus faibles.
CEO: En 2001, un groupe de rap français (Lunatic) sortait un album important, «Mauvais Œil». Les paroles de l'une des chansons disaient «Ils ont leur paradis fiscaux, nous, à défaut, on impose nos lieux de non-droit». A votre avis, quelle direction doit prendre la citoyenneté européenne ?
C'est une excellente formule et je suis content que vous parliez des paradis fiscaux, qui sont des zones de non-droit, en effet, mais protégées par des lois. Il y a un détournement de la puissance publique dans une série de pays. C'est en cela qu'une régulation européenne seule peut rétablir l'équilibre. Les petits pays qui jouent les passagers clandestins dans la fiscalité font de nous les otages des grandes entreprises et des grandes fortunes. L’harmonisation de l’impôt sur les grandes entreprises et sur les gros patrimoines est la première étape du recentrage du modèle européen sur la justice et la solidarité.
1Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier
2ou CEEA, Communauté Européenne de l'Energie Atomique
3Direction Générale aux Affaires Economiques et Financières
4Le Semestre européen, le «Six-pack» et le «Two-pack» sont des nouveaux outils de coordination des politiques économiques et budgétaires nationales au sein de l'Union Européenne.
5. Tartarin de Tarascon est un personnage littéraire imaginé par Alphonse Daudet, célèbre pour ses rodomontades et ses exploits fictifs.